Obédience : NC Loge : NC 13/12/2011

 

VITRIOL

Voilà près de 9 mois que j’orne par ma présence silencieuse, la colonne du Nord, aux côtés des pierres brutes de cette immense carrière à ciel ouvert.

Malgré la multitude de questions qui me taraude l’esprit et me fait douter de moi-même, je peine à comprendre aujourd’hui la raison de mon hésitation à sauter plus tôt dans ce train en marche. De gare en gare, j’ai traversé durant ces mois des paysages tantôt verdoyants et lumineux, tantôt
calcinées et désertiques. Au passage, j’ai survolé des vallées fertiles multicolores, irriguées par des fleuves chargés d’alluvions où de frêles pêcheurs dans leurs barques lancent et remontent inlassablement sous la chaleur harassante leurs filets.

Mais pour quelle raison n’y a-t-il pas de halte dans ces endroits magiques ?

Prenant mon courage à deux mains, ma besace de tailleurs de pierre en bandoulière, et malgré mes jambes ankylosées, j’empoigne la porte de ce wagon brinquebalant. Mes membres inférieurs se sont dérobés à l’ouverture. Le défilement hypnotique des traverses m’a totalement paralysé. Incapable de sauter. Où est passé cette volonté que je croyais présente en moi. Il faudra prendre son mal en patience et attendre le prochain arrêt.

Après de nombreux méandres et falaises vertigineuses, c’est au sommet des montagnes embrumées et assombries que ce train a enfin décidé de ralentir et de s’arrêter. Je distingue à peine le quai, les ombres verticales des candélabres allumés défilent de plus en plus doucement, puis s’immobilisent. Mes orteils gauche répondent enfin, et décident de descendre les 3 marches de ce wagon.

Me voilà arrivé ? J’en ai bien l’impression.

Au loin, je distingue une silhouette. Le coup sec d’un maillet brise le silence ouateux de la brume qui m’entoure. Les wagons métalliques se remettent à crier et à hurler puis disparaissent à vive allure dans le brouillard.

Ou suis-je ? Dans quelle direction vais-je aller ? Comment vais-je retourner vers ce fleuve si prometteur ?

La silhouette devient de plus en plus claire, elle s’approche lentement, j’aperçois bientôt son visage ovale, les cheveux courts grisonnants, la barbe naissante dans les mêmes harmonies. Etrange ce chef de gare, il m’est familier avec ses gants blancs et son couvre chef frappé de l’insigne « 2 S ».

Je lui demande le nom de cette montagne.

Il me répond d’une voix grave et caverneuse : « V.I.T.R.I.O.L ».

Quel nom étrange pour une montagne je lui avoue. Donner le nom de l’acide sulfurique à un site si monumental et si solide.

« Détrompe-toi », me dit-il, « il faut y voir l’acronyme de Visita Interiora Terrae Rectificandoque Invenies Occultum Lapidem ».

Et de poursuivre : « Pour apprendre à penser, il faut s’exercer à s’isoler et à s’abstraire. On y parvient en rentrant en soi-même, en regardant au-dedans, sans se laisser distraire par ce qui se passe au dehors. Cherche la réponse par toi-même. Pour se faire, sert toi de ton ciseau et de ton maillet, car la philosophie de tout l’art de construire c’est de faire subir à la matière, au moyen des outils et d’une technique, la loi de l’esprit. C’est que par un long travail de décantation et de purification, il doit te permettre de séparer le subtil de l’épais ».

Sur ces mots, il m’adresse une triple accolade et disparait comme il est apparu, à pas feutrés dans la bruine de cette fin d’après-midi d’automne. Seul et sans repère, tous mes sens sont aux aguets.

La brise légère, a laissé place à des bourrasques plus violentes, la température douce s’est rapidement effondrée, la bruine s’est transformée en neige glaciale.

Le froid commence à me paralyser. Je dois aller vers mes vérités. Il est temps. Sur le trajet, je retrouve Daniel, « ouvrier de la pierre » comme moi. Nous faisons un bout de chemin fraternel ensemble puis nos routes se séparent pour trouver la plus adaptée à nos marches.

De mon côté, je poursuis ma route et rencontre un dénommé Axel, ami de Passepartout, qui m’indique qu’en 1864, il trouva un chemin au centre de la terre. Celui-ci devrait me guider vers ce que je cherche.

Quelle idée de pénétrer au plus profond de soi même pour y découvrir la lumière. Pourtant, son récit reposant sur l’espace et le temps, me conforte dans l’idée d’élaborer intérieurement mon ordre de vie.

Plongeant dans les entrailles de la terre, les veines de cette mine d’antimoine m’amène après bien des efforts de contorsion, sur une salle constituée de concrétions monumentales vertigineuses. En contrebas coule une source intérieure. Sur son passage, elle a poli au fil du temps ces parois abruptes et irrégulières.

Pourquoi ne pas suivre cette voie. Cette eau source de vie, ce courant porteur doit bien mener au dehors. Malheureusement l’interstice étroit dans lequel pénètre ce liquide, ne me permet pas de passer mon corps. Est-ce le trou qui est trop petit ou moi qui suis trop gros.

Au plafond de cette salle monumentale, je distingue une tache bleue et une silhouette me faisant des signes.

Comment vais-je sortir de ce puits ?

En faisant marche arrière, et en revenant sur mes pas, malgré tout ce chemin parcouru. Quel dommage.

Ne plus se nourrir, pour perdre cette enveloppe charnelle, obtenir ce dépouillement, et devenir un tas d’ossements qui flottera au fil de l’eau et glissera par la faille dans la roche. Inconcevable. La solution est peut être dans la parabole de l’âne que me contait ce vieil homme au bord du
chemin :

« Un jour, l’âne d’un fermier tomba dans un puits abandonné. L’animal âgé gémit pitoyablement pendant des heures et le fermier se demanda bien ce qu’il allait faire. Finalement, il conclut que l’animal était vieux et que, de toute façon, le puits devait disparaître. Il n’était donc pas rentable de tenter de récupérer l’âne.

Il invita tous ses voisins à venir l’aider. Chacun saisit une pelle et ils commencèrent à boucher le puits. Au début, l’âne réalisant ce qui se produisait, se mit à crier terriblement. Puis, à la stupéfaction de tout le monde, il se tut.

Quelques pelletées plus tard, le fermier regarda finalement dans le fond du puits et fut étonné… Après chaque pelletée de terre qui tombait sur lui, l’âne réagissait aussitôt. Il se secouait pour enlever la terre de son dos et piétinait ensuite le sol sous ses sabots. Pendant que les voisins du fermier continuaient à jeter de la terre et des cailloux sur l’animal, il se secouait et montait toujours plus haut. Bientôt, chacun fut ébahît de voir l’âne sortir du puits et se mettre à trotter ! »

Je ne vais donc pas me laisser assaillir par cette multitude de soucis, elle doit me servir à progresser, mais il me faudra du courage et de la patience.

Je prends alors une décision.

Colmater avec mes guenilles, l’interstice dans lequel, l’eau s’engouffre. Me positionner au plus haut de ce puits et attendre nu comme un vers, au milieu de ce bruit tumultueux.

Transi de peur dans ce vacarme affolant, mon silence intérieur résonne et fait retentir sa tonalité éternelle. J’écoute mon silence. Quel boucan !

Petit à petit l’eau froide et cristalline remplit cette salle monumentale, après plusieurs jours elle atteint enfin mes pieds, puis mes genoux, mon bassin, ma poitrine.

Comme porté dans le ventre de ma mère, je flotte dans ce liquide nourricier et poursuit mon ascension vers cette tache de ciel bleu.

Mais il faudra du temps encore avant de pouvoir accéder à cette porte naturelle. Chahuté telle une barque dans la tourmente, je me cogne et me blesse sur les parois aiguisées et irrégulières de ce puits. Mon reflet sur cette surface liquide est difforme, presque monstrueux.

Ne pas abandonner, tenir, persévérer, et nager à contre courant, répéter à jamais ces gestes pour vivre, pour revivre.

Ebloui par la lumière, il ne me reste plus que les paroles de soutien de cet inconnu aperçu plus tôt pour sortir de ce trou. Il me tend sa main et m’aide à faire les derniers mètres. Par ces mots à lui, il m’explique son désarroi lorsqu’il m’aperçu au fond de ce gouffre. Mais convaincu que je parviendrais à surmonter mes illusions, il savait que mon esprit réussirait à faire la part des choses et à sortir de cette obscurité.

M’offrant sa protection fraternelle, il me trace la route vers la lumière et me donne les outils pour parvenir sans encombre à ma destination.

Approchant de la rive du fleuve, les pêcheurs se préparent à prendre la mer sur leurs embarcations. Ils se donnent du courage et terminent les derniers préparatifs. Rien ne doit être oublié, personne ne doit être laissé sur la berge, chaque marin à son rôle bien défini, et la cohésion de l’équipage, est gage d’un travail efficace et constructif. Chacun est à son poste, on me laisse une place à bâbord avec les mousses. L’embarcation quitte le port vers l’Est.

En passant sous le pont qui traverse l’embouchure, j’aperçois dans le wagon qui monte vers les montagnes embrumées, 2 jeunes voyageurs, la mine réjouie de découvrir ces nouveaux paysages.

Sous les volutes musicales de la cornemuse écossaise, la barque sort du delta et prend la mer, les équipiers s’attèlent à leurs tâches et lancent les filets pour nourrir les hommes de leur humanitude.

Bercer par le roulis, je me suis assoupis. C’est une silhouette familière qui me réveille. Le chef de gare a quitté son uniforme pour celui de tailleur de pierre. Il se tient debout devant moi et m’interroge ?

« Quelle heure est-il ? A la position du soleil, Il doit être midi », je lui réponds, « Et quel âge as-tu, jeune apprenti ? 3 ans. Et bien, puisqu’il est l’heure et que tu as l’âge, tu peux travailler mon frère ».

L’embarcation sur laquelle j’étais, a disparu, la carrière à ciel ouvert est de nouveau présente. Sous les cannisses qui projettent leurs ombres rafraichissantes, je reprends mon maillet et mon ciseau.

La brise marine a laissé place à la chaleur du mistral d’été. Les cris des mouettes ont laissé place au chant des cigales.

Les frères apprentis sont tous là, assidus, et frappent de façon régulière sur leur bloc de pierre purifiée et rectifiée pour bâtir les fondations de leur conscience et se mettre à l’abri des intempéries.

En bon père de famille, le maître carrier passe entre les rangs, et s’immobilise devant les plus jeunes.

A la question : « que faites-vous », le premier répond : « je gagne ma vie », le second : « je taille une pierre », le troisième entre rêve et réalité doute quelques secondes avant de répondre l’oeil embrumé « je construis un viaduc ».

J’ai dit.

P\ B\ O\


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