Obédience : NC Loge : NC 08/05/2001


La Tolérance


Ce midi, en chambre de Compagnon, je vous propose mes frères de travailler sur la tolérance. Cette planche, je ne l’ai pas choisi, elle ne m’a pas été imposée, c’était une nécessité. J’ai voulu comprendre ou tout au moins essayer de comprendre cette position très ambiguë liée à l’affectif et à l’intellect. Comprendre les mécanismes, les idées morales, philosophiques, éthiques de ce terme si souvent galvaudé, brocardé, utilisé maladroitement dans des justifications alambiquées et parfois stériles.
 
Définition
Le mot tolérance se rattache à la racine indo-européenne tol. tel. tla, dont dérivent tollere et tolerare. tollere signifie soulever, enlever, quelquefois détruire ; tolelare signifie porter, supporter, parfois combattre. Ainsi l’idée de guerre et l’idée d’effort, sous-tendent la notion de tolérance. Ainsi la tolérance serait au prix d’un effort, effort de s’arracher à tout dogme afin de s’ouvrir à la rencontre de l’autre différent : prendre une voie de tangente à sa propre appartenance, les voies déviées du cœur en référence à ma planche symbolique de l’étoile flamboyante, la voie du cœur est peut-être une condition pour rencontrer l’autre, s’il a, de son côté, choisi une telle voie oblique. La réciprocité n’est-elle pas la forme de l’amitié ?

Je me suis d’abord intéressé à l’ambiguïté de ce terme. La sémantique nous donne pour une condescendance, indulgence que nous ne pouvons pas ou ne voulons pas empêcher. Une permission négative d’un mal, réel ou supposé : (le Littré de 1882). Dans cette première définition on y indique clairement le statut méprisable d’une pseudo-valeur. Une sorte d’attitude perverse. La célèbre boutade de Claudel : «   La tolérance ? Il y a des maisons pour ça »  violents propos je vous l’accorde ? Mais qui reflètent bien l’idée admise de l’époque. L’équivoque de la notion, l’odeur nauséabonde des officines qui la fabriquent, comme dirait Nietzsche, ne peuvent suffire à détourner du problème réel que le mot tente de déplacer sur le terrain de l’individualité psychologique ou morale. En d’autres termes Nietzsche redonne, sinon donne ici le véritable sens et pose les véritables questions sur l’attitude intellectuelle de ce terme. Ce qu’il s’agit d’occulter et de traiter symboliquement par la tolérance, c’est tout simplement la vérité de la scission, de la division et de la différence que la réalité humaine exhibe dans le spectacle de ses conflits, dans le déchirement de la conscience. Car la tolérance apparaît bien comme l’effet secondaire d’une conscience qui échoue à reconnaître l’altérité.

La tolérance, c’est admettre chez autrui une manière de penser ou d’agir différente de celle qu’on adopte soi-même, qui respecte la liberté d’autrui en matière de religion, d’opinions philosophiques et politiques. ( Dictionnaire Paul Robert 1964). Admettre, respecter : voilà les nouvelles postures intellectuelles qui présupposent une dissymétrie fondamentale dans la relation avec autrui et l’ambiguïté est là ; Car qui est en position de tolérer, sinon celui qui à le pouvoir de dominer l’autre ? Dans le sport par exemple, n'a-t-on jamais vu un vaincu tolérer son vainqueur ? Seul le maître assuré de son pouvoir peut offrir à sa bonne conscience le luxe d’admettre l’existence de celui qui ne menace plus l’exercice de sa domination. Autrement dit son esclave. D’ailleurs pour lui, pour le faible, il ne s’agit pas de tolérer mais d’obéir.

Tolérer, qui signifie porter, supporter, signifie aussi combattre. Le verbe supporter se traduit en substantif et, prononcé à l’Anglaise, le supporter est un combattant qui, quelquefois, glisse de l’enthousiasme au fanatisme. La lumière se retourne en illumination. La tolérance n’est pas une molle indifférence, elle est l’énergie d’un combat.

Morale
Tolérer une opinion au non d’une prétendue morale permissive revient bien souvent à l’aveu d’un indifférentisme réel.
Tolérer la foi d’autrui ? Attitude agnostique, politique peut-être, laïque sans doute.
Le problème de la pluralité, référé à l’attitude de tolérance, est que chaque communauté peut, pour son propre compte et à l’intérieur d’elle-même, reproduire la question de son rapport à l’altérité. En d’autres termes, l’aspiration d’une communauté déterminée à être reconnue dans sa différence procède, le plus souvent, d’une oppression subie dans le passé ou au présent ; la menace d’un groupe dominant est vécue par le groupe dominé comme tentative d’assimilation, c’est-à-dire de destruction de sa particularité : de là la revendication du droit à la différence, droit légitimé dans le discourt de la tolérance. Mais le refus de l’assimilation aux normes de la société dominante produit également un effet d’intolérance à l’intérieur du groupe dominé. C’est le nationalisme, l’intégrisme et autres.

Ethique
Il n’est pas tout à fait évident que la tolérance est une vertu éthique, une conduite désirable, un idéal.
Un exemple : ce concept de tolérance est ambigu, mais surtout contradictoire. Parfois il semble être synonyme de résistance. On dirait ainsi de quelqu’un qui tolère une certaine maladie, qu’il y résiste. Parfois tolérance semble signifier perméabilité. On dira ainsi de quelqu’un qu’il est tolérant aux idées d’autrui, qu’il leur est perméable.
Admettons qu’est tolérant celui qui essaie de comprendre les raisons des autres. Cependant comprendre nous renvoie plutôt à une fonction de l’intellect. Ainsi, si l’on suppose que la tolérance est une vertu, elle ne serait pas proprement parler éthique, mais intellectuelle. Il devient alors difficile d’imaginer la tolérance comme une vertu : celui qui tolère, dans le sens de supporter, une situation pénible, limite et réprime plutôt ses possibilités, il ne les accroît pas. Donc, cette réduction de la puissance d’un pouvoir naturel ressemble plus à un vice qu’à une vertu.
On peut être tolérant aussi bien envers la vérité qu’envers l’erreur. Bien que la vérité n’ait pas besoin d’autorisation. En revanche, l’erreur n’a aucun droit. Donc, être tolérant envers celle-ci n’est absolument pas une vertu.
En outre, ne disons-nous pas que toute erreur est un mal ? Dans ce sens, celui qui est tolérant envers ses erreurs ou celles des autres, celui qui est indulgent deviendrait un peu complice du mal. Et cette complicité ne peut absolument pas se dire vertueuse.
Comment répondre à ces objections afin d’essayer de sauver une valeur qui semble consubstantielle à la vie démocratique que nous souhaitons ?
Il est vrai que le mot tolérance prend, selon les contextes, des significations et des valeurs diverses : endurance, résistance, patience, souffrance, pitié, complicité, perméabilité, assimilation, indulgence, respect, accueil. C’est ainsi que nous dirons qu’un organisme vivant tolère le froid pour signifier qu’il y résiste bien, mais nous ne pouvons pas dire que le soldat tolère l’ennemie. Nous disons aussi que nous sommes indulgents quand nous tolérons nos méfaits ou ceux des autres, et cela ne voudra pas dire que nous y résistons.

Du fait de ces vacillations il est souhaitable d’examiner la spécificité de la tolérance en tant que vertu et comme idéal de la vie en commun.
Seul peut être tolérant, au sens strict, l’étant celui qui se conduit en tant qu’organisme et système. Est tolérant l’organisme vivant qui peut recevoir un organe étranger à la place du sien propre sans le rejeter ni entraver sont fonctionnement normal. Bref, la tolérance en tant que qualité d’un système est sa disposition accueillante, hospitalière, qui reçoit et parfois assimile le corps étranger qui le sollicite. L’assimilation est active dans un double sens : primo, parce que le système tolérant, afin d’accueillir et d’accepter dans son économie ce qui lui est étranger, doit, d’une certaine façon, se réorganiser intérieurement. Et justement là est la différence entre la tolérance et la simple endurance ou la résistance : celle qui maintienne l’étrangeté en tant que telle dans la simple usure d’une mutuelle épreuve de force. La tolérance est une assimilation active parce qu’elle intègre l’étranger, le rend semblable à elle-même. Mais elle l’intègre sans le broyer ni le dissoudre à son profit, comme le font l’assimilation digestive ou les systèmes absolutistes et totalitaires, intolérant par nature.
La tolérance laisse donc avancer et se proposer l’étranger qui cherche à s’intégrer au système. Néanmoins, elle ne le permet pas à n’importe quoi.
Dans la communication intersystémique , sur le terrain de la simple information ou du stockage de données, la tolérance d’un système serait équivalente à un degré déterminé de saturation. Mais la difficulté commence quand l’idée touche des points névralgiques de certaines idées. Ce sont des idées sous-jacentes et agissantes dans la vision que nous avons des choses et de nous-mêmes parmi ces choses, des idées qui touchent, de façon essentielle, au bien que l’on doit faire et au bien que l’on attend de la vie.
Donc, quand nous parlons de tolérance, dans le sens strict, nous faisons référence à la capacité d’exposer, de risquer ces idées que nous appelons «mienne » face à l’efficacité d’autres raisons qui ne sont pas les miennes, qui ne sont pas les nôtres.

Philosophie
Tolérer une opinion n’a jamais été un principe philosophique. Que dire de celui qui admettrait comme légitimes aujourd’hui des propositions comme «la vérité est que la terre est plate, que le monde a surgi du néant il y a moins de 6000 ans, que les camps d’exterminations n’ont jamais existé. Même si on peut admettre que la différence entre Bernard Tapie et le Père Noël c’est que le Père Noël c’est vrai ! »

Tout d’abord, la tolérance est la capacité d’écouter. Mais qu’est-ce que signifie écouter avec cette disposition accueillante ? La philosophie classique disait que, pour connaître, l’esprit doit se convertir, doit se tourner entièrement vers la chose qu’il connaît et lui offrir la possibilité, simplement la possibilité, d’être converti par elle, de se convertir dans la chose connue. Ecouter signifie aussi compréhension pour une conduite, pour une vie : se mettre à la place d’autrui, s’exposer à l’efficacité, à la force d’autres raisons, d’autres motivations qui ne sont pas «nôtres ».
C’est le premier travail de l’apprenti.

La tolérance maçonnique, c’est le contraire de la faiblesse à l’égard du mal que nous portons en nous nous dit Jean Mourgues. C’est une discipline de soi. C’est une vigilance de tous les instants, car les passions sont toujours là, promptes à nous perdre et à nous détourner du respect d’autrui. Le rituel maçonnique est très clair sur ce point. Elle exige la fraternité, demande humilité et volonté d’accueil. Et enfin, elle ordonne que, dans cette recherche d’une vérité incertaine, inaccessible même, soit sauvegardé avant tout le libre examen.


La parole
Le dialogue est le territoire le plus propre à la tolérance. Et pourtant c’est à l’âge de cinq ans que j’ai pu mesurer combien la parole était une arme redoutable, combien il fallait en user avec justesse et modération. Ce se méfier du verbe.
Souvent, dans le dialogue quotidien, on parvient à des accords plus convenables que convaincants ; des accords stratégiques, provisoires, de circonstance, qui expriment enfin un affrontement différé. On ne peut pas nier non plus qu’il y a des dialogues où l’adversaire est réduit au silence ; c’est à dire à l’expérience d’une individualité coincée par le discours de l’autre. Dans ces cas-là, on ne saurait parler de tolérance. Soulignons encore une affirmation élémentaire qui signale la première démarcation du territoire propre à la tolérance : la tolérance a lieu et se prouve seulement dans l’échange des idées. La tolérance a lieu essentiellement dans le dialogue.
 Pourquoi le dialogue se trouve-t-il dans une situation de privilège ?
D’abord, dans la vie civile, on ne dialogue pas gratuitement, pour le seul plaisir. On n’y dialogue pas non plus sur des thèmes ouverts et déterminés, comme dans une conversation. On convoque, on appelle au dialogue. Nous cherchons des circonstances adéquates pour établir celui-ci parce que, tout à coup, l’organisation sociale structurée en fonctions corrélatives (gouvernants-gouvernés, patrons-employés, parents-enfants) s’entrave sur un point qu’il est important de corriger, modifier, résoudre, pour que reprenne la normalité des choses que nous faisons en commun. Le dialogue s’impose alors, en tant que parenthèse théorique entre les parties pour, à partir de critères opposés, faire face à une difficulté pratique qui nous touche tous.
La tolérance, non seulement remplie cette fonction de reconnaissance formelle du risque de perte de cohérence, mais aussi agit concrètement en tant que régulatrice de toutes les étapes du processus communicatif dans la vie civile.
Ce dialogue consiste en un affrontement continu entre un interlocuteur qui juge à partir de ce que l’on doit faire et un autre sujet qui se justifie parce qu’il est ou pense être jugé. En d’autres termes, le jugement s’exerce au nom d’une exigence qui qualifie chacun des modes de la conduite humaine.

L’intolérance
Qu’est-ce que l’humainement tolérable ? C’est-à-dire, qu’est-ce que l’humainement assimilable en tant que bien ? Qu’est-ce que l’humainement partageable ?
L’intolérance est reconnue par Freud comme l’expression d’un narcissisme qui aspire à s’affirmer soi-même et se comporte comme l’existence d’un écart par rapport aux formations individuelles qu’il a développé entraînant une critique de ces dernières et une mise en demeure de les remanier.

Comment accueillir l’autre, l’étranger, sans abandonner «l’être que l’on était » ? Comment le faire sans être essentiellement altéré ou absorbé par l’autre que nous accueillons ou par ses racines qui, peut-être, s’enfonceront en nous ? C’est la peur de cette absorption, de cette conversion anéantissant le «je », qui explique, je crois l’intolérance toujours active.

L’intolérance ramène l’étranger à l’hostile.
La psychologie des foules montre combien la tolérance est précaire, partielle et, pourrait-on dire, de mauvaise qualité. Aussi longtemps que se maintient la foule, les individus se conduisent comme s’ils étaient uniformes, supportent la singularité de l’autre, se mettent à égalité avec lui et n’éprouvent aucun sentiment de répulsion à son endroit. L’amour de soi se trouve limité par les liens avec autrui. Cette tolérance est fragile dans la mesure où elle repose sur une simple communauté d’intérêts, elle ne dure, comme tout pacte, qu’autant que chacun tire profit de cette situation. Nous en avons un exemple actuellement édifiant dans le jeu de TF1 (Koh-Lanta). Elle apparaît davantage comme un conformisme généralisé conditionné par la soumission au chef, l’uniformité des membres, leur dépendance mutuelle.
La frustration fait apparaître la tolérance comme une simple compensation. Ne pouvant dominer l’autre, on sera réduit à le tolérer.
La satisfaction que procure l’idéal culturel est d’ordre narcissique, elle repose sur l’orgueil de ce qui a été accompli avec succès ; Le droit de mépriser les autres accompagne comme d'un complément indissociable l’estime ou la surestimation de soi. Or l’importance d’une telle satisfaction ne doit pas être minimisée. La satisfaction narcissique engendrée par l’idéal culturel est une des forces qui contrebalance le plus efficacement l’hostilité à l’intérieur même du groupe. Le lien social à partir du narcissisme permet de penser à nouveau frais l’intolérance d’un groupe, son agressivité, voire son fanatisme, notamment lorsque se désintègrent les liens collectifs et que l’angoisse sociale ainsi libérée devient trop forte. La violence contre ce qui apparaît comme autre, donc menaçant, procéderait non seulement d’un désir de domination ancré dans la nature humaine, mais également d’une exaltation factice suscitée par le sentiment d’avoir définitivement surcompensé des carences.

Il faudrait dire d’abord de la tolérance qu’elle ne peut être principe.  Au moment de l’invasion du Koweït, aucune chaîne de télévision, aucune radio n’a rappelé que Saddam Hussein, pour obtenir des aveux, avait instauré la torture des enfants devant leurs parents (Amnesty International) ; Imaginez un instant, s'il avait réussi son coup de force, il pouvait alors, un jour être reçu à l’Elysée, et si ces chaînes voulaient faire des reportages en Irak, il fallait savoir ménager le dictateur : alors, dissimulation, tactique, calcul, tolérance pour le mal absolu. On se demande par moments si certains n’ont pas la même attitude avec Le Pen. Depuis qu’il a atteint 20% des votants dans certains scrutins !
L’individu de race visiblement autre est classé dans un genre lointain. A distance, il est toléré ou supporté, dans la mesure où son image ne s’impose pas au quotidien. En revanche, s’il partage la même dimension sociale, rassurance est exigée. La tolérance se traduit ainsi par une instrumentalisation qui justifie la présence étrangère en garantissant son effacement. L’hybride du dedans où le nouvel arrivé est neutralisé, un rôle lui est assigné dans le processus de satisfaction des intérêts de la société majoritaire de sorte qu’il participe de la communauté sans «en être ».
Principe inégalitaire fondé sur la raison du plus fort, la tolérance intentionnelle d’une collectivité nationale dévie, une fois confrontée au réel, vers cette pratique instrumentale et rationalisée, fonctionnelle donc, qui a cours dans la plupart des Etats constitués hébergeant des groupes exogènes  . Elle se résume à l’acceptation ou la sollicitation d’une présence autre sur le seul critère de son utilité, réduite le plus souvent, il faut bien le dire, à sa rentabilité économique dans un système de production dont les bénéfices lui son soustrait de surcroît.

Tolérance : patience par laquelle on souffre ou dissimule quelque chose. La désapprobation n’entraîne ni l’exclusion ni la persécution mais la tolérance n’est pas neutralité. C’est une position qui peut se tenir qu’à la condition d’avoir défini ses limites, au titre de l’intolérable. Quelle est la place du sujet qui juge de l’intolérable ? Se pense-t-il dans la position de la vérité, de l’universel ? Ou reconnaît-il sa propre place comme singulière ? Parvient-il à s’installer en une sorte de promontoire, faisant passer à l’inessentiel les enjeux d’une polémique ? Quelle que soit cette posture, elle détermine, elle revendique le droit pour fonder ou condamner la tolérance.

Choc de l’étrange, choc de l’étrangeté, choc de l’étranger. C’est d’abord la doxa   qui est atteinte, l’opinion que j’ai sur moi, l’opinion que j’ai sur l’autre. La tolérance est d’abord le rapport de ce confort et de ce choc. Nous tolérons la misère, l’exclusion, les sans-abri. A ce sujet, je suis toujours choqué à l’idée que l’on construise des abris pour les caddies de supermarché alors que des êtres humains dorment sous des cartons. Nous tolérons l’ordre moral, le racisme même. Que ne tolérons-nous pas à la longue ? A quoi ne finissons-nous pas par nous habituer ? Lâcheté, permissivité molle, paresse, mépris, indifférence…
Cette tolérance vis-à-vis de l’intolérable devient carrément un délit.
Il faudrait retourner la question du côté de ce verbe étrangement absent : intolérer.

L’intolérable
Qu’est-ce que l’intolérable ? Ce qui provoque un refus et une insurrection. Contre un état de fait, un comportement, des idées. Contre l’injustice. Ce qui est intolérable par exemple, c’est qu’on ose accepter l’idée même d’un seuil de tolérance à la présence dans les villes européennes des travailleurs immigrés du Moyen-Orient et de l’Afrique. Parce que la métaphore du seuil ne renvoie pas ici, on le sait, au passage, à l’entrée ou la sortie, elle renvoie à la physiologie, à la douleur (supporter physiquement). C’est dans la douleur qu’il y a un moment, un seuil où elle devient insupportable, intolérable. La différence, se n’est pas le lointain, c’est le proche. Peut-être trop proche même ?             Acceptera-t-on de ce proche, un concitoyen par exemple, ce qu’on accepterait de ce moins proche ? Acceptera-t-on de ce Corse dans son île ce qu’on accepterait de cet Italien dans sa péninsule ? Ici une différence, là une indifférence. C’est que, ici, c’est mon affaire en vertu d’un prétendu droit d’appartenance, en vertu d’une ligne imaginaire qui sépare le propre auquel j’appartiens et qui m’appartiens, du non-propre et au-delà, qui ne m'appartiens pas. Ici l’intolérable, là cette tolérance qui touche à l’indifférence. Rien d’étonnant si ce raisonnement conduit aux extrêmes, aux guerres civiles aux crimes et autres atrocités. Ainsi le point singulier, ce bord sans bord, est-il un passage, ce passage où le différent, trop différent inscrit dans le semblable par l’effet de l’appartenance devient un comme étranger. Pas un étranger au sens strict, un autre. Un quasi autre qui n’existe pas. Qui n’appartient pas n’est pas propre !

L’amour
Que faire avec des semblables dissemblables ? Ce n’est en effet que s’ils sont égaux que les semblables peuvent être autres. C’est l’égalité qui fait réémerger le pouvoir de l’altérité que dissimule le quasi autre.
C’est ce qu’on appelle l’épreuve de l’étranger, cette épreuve qui s’affronte au nationalisme et au colonialisme de toute culture et de toute langue. Car toute culture et toute langue sont colonialistes en ce sens  qu’elles tendent à l’homogène.
Si tolérance et intolérance sont liées à l’étrangeté, de sexe, de comportement ou de nation, c’est parce quelles sont liées à cette radicale impropriété qui est notre lot. Cherchant ainsi notre singularité là où nous ne la trouverons pas parce qu’elle n’y est pas, dans le  monde des opinions, au lieu de la chercher là où elle est, l’autre qui est soi. C’est pourquoi c’est sur l’étranger que se cristallise ce refus de soi qui fait les intolérances vulgaires, la haine de soi peut-être, tandis que se tolère l’intolérable du chez-soi. Parce que l’étranger est en effet celui qui nous met à nu, celui qui nous montre par où nous sommes passés, par où nous passons, par où nous passerons, par quels exils, nous qui nous croyons les légitimes propriétaires d’un propre et d’une appartenance.
Etre tolérant, c’est accorder à l’autre tant de respect, de compréhension, qu’on lui accorde le droit de vivre comme si nous n'existions pas nous-mêmes. C’est l’acceptation de la vie, la reconnaissance de l’autre comme éléments de notre propre nature, car nous sommes liés à tout ce qui vit.

C’est l’autre qui nous impose notre propre loi. Lui permettre d’être lui-même. C’est nous justifier d’être ce que nous sommes, de se rapprocher de soi.    
 j’ai dit…

P\ B\  : Le quasi autre

Le quasi autre

J’ai personnellement connu cette frustration du «le comme, le quasi ». Durant toute mon enfance, enfance volé d’ailleurs où l’on contesta ma légitimité mon intégrité. Cette situation me confina très tôt dans ce rôle, de  quasi autre jusqu’à la rencontre d’un franc-maçon. Cet homme ne m’a jamais dit «tu es comme mon fils ou je te considère comme… » Non, pour ce franc-maçon la question ne s’est pas posée. Il m'a simplement dit j’ai deux fils. C’est dans cette simple affirmation que ce franc-maçon me donna pour la première fois la possibilité d’être moi, d’être propre, d’être un maillon. Avec ce testament philosophique, ultime message post-mortem trouvé dans un petit carnet  «il faut entendre enfants à parents l’idée d’adhérer volontairement à une famille ». J’ai compris  que cette posture philosophique et affective n’était valide qu’à la condition sine qua non de réciprocité, même s’il s’agit d’un rapport dissymétrique. Tout était dit.

Tolérance affective 
Heureusement, il me semble que l’intolérance épargne l’enfant. L’intolérance, il ne l’apprend que plus tard par l’entourage familial avec les outils que l’on connaît et cités auparavant. L’enfant fonctionne avec l’affectif et cette posture semble prédominer sur l’intellect, elle semble aussi plus résistante. A cette affirmation je citerai simplement mon vécu de cette résistance à l’intolérance.
J’ai du tolérer la diffamation à l’encontre d’un père que je  n’ai jamais connu. Tolérer l’abandon de ma mère de ma naissance à l’âge de quatre ans. Tolérer les insultes à chaque occasion où mon nom de famille était en cause me jetant à la figure le fait que j’étais un bâtard, un étranger. Interdire mes frères et sœurs de jouer avec moi pour les mêmes raisons. Tolérer d’être battu quotidiennement, par un rituel qui consistait à descendre à la cave, pour ne pas attirer l’attention des voisins des cris arrachés par les coups répétés d’une planche qui me violaçait le dos, et épargnant du même coup la main de mon bourreau de beau-père qui contestait tout simplement le fait d’être vivant. Tolérer les placements dans des familles d’accueils qui n’en portaient que le nom. Tolérer le viol avec violence à l’âge de six ans suivi de menaces et chantages si je dénonçais cet agresseur pour qui j’avais toute confiance puisque de ma famille, famille que je croyais mienne. Finalement on me retira toute légitimité. Tolérer la perversion de ma propre mère qui consista à m’ôter, tout espoir d’avenir, me lançant à la figure que pour tenir une pelle et une pioche il n’était pas utile d’étudier l’histoire ou les mathématique.
Alors, vous allez me demander comment, pourquoi avoir tolérer ces atrocités ?
Je vous répondrai – par amour, parce que, jusqu’au bout j’ai voulu croire à une réciprocité.
Parce que, et encore plus ici dans ce lieu sacré que dans le monde profane, je sais que l’amour est en nous.
  
C’est l’autre qui nous impose notre propre loi. Lui permettre d’être lui-même. C’est nous justifier d’être ce que nous sommes, de se rapprocher de soi.

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