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La Tolérance


Le plus grand défaut de la critique et de la satire, c’est de mettre l’accent sur les abus. Elle les éclaire, les ridiculise, les combat, mais les consacre bien souvent comme cibles officielles.
Si l’intolérance sanglante est flétrie au long des siècles, le danger c’est l’intolérance frustre, qui n’a même plus à être furtive si elle est faible, ou terrifiante si elle est forte, qui se fond dans la vie quotidienne, qui s’y intègre si profondément qu’on ne peut plus la reconnaître ni l’isoler, ni, en conséquence la combattre.
Nous n’avons pas fait beaucoup de progrès depuis le lointain et ambigu conseil: " si on te frappe sur la joue droite, tend la joue gauche ".
Il semble paradoxal de déclencher l’offensive de la tolérance dans notre temps, plus exigent, plus tyrannique que jamais, avec des hommes qui se croient irrémédiablement écrasés par leur propre nombre ainsi que par le progrès. Cette croyance est une victoire de l’intolérance qui les ravale au rang d’objet.
Cette planche est un voyage sur le théâtre des opérations.
Le drame est que l’intolérance, comme " la dame de Shanghai " d’Orson Wells, apparaît dans de nombreux miroirs. On ne sait où viser pour l’atteindre. Dès qu’elle disparaît dans une glace brisée, une autre s’impose aux regards. Nous sommes donc menacés, sans savoir si c’est par des reflets ou par la réalité.
L’intolérance est partout et présente mille visages et mille dimensions. Infime, on n’ose pas la suspecter, de peur de passer pour un maniaque de la persécution. Immense, elle semble dominer le monde et paralyse toutes les énergies. Pourtant, dès qu’on l’affronte, ou la traverse, on peut alors se rendre compte qu’elle n’est qu’une ombre.

1) Incantations
la précaution élémentaire est de ne tenir pour homme que ce qui est fait de chair et d’os et qui a la forme humaine. Bien sûr cela va de soi! Mais attention, l’apparence est trompeuse. Il y a de nombreuses figures humaines qui ne sont pas des hommes.
Des croyances, des institutions, des devoirs, des droits, des récompenses, des punitions¼ démiurges dont les pouvoirs ne sont jamais qu’empruntés aux humbles humains. Nous vivons au temps des enchanteurs, et l’intolérance en a beaucoup à son service.
Pris dans ses filets, nous sommes convaincus que nous ne pouvons que la subir ou la pratiquer. Un mot peut paraître anodin, un sous-entendu aller de soi, un postulat qui parait évident, et hop! Nous voici liés, comme par ces contrats que l’on signe sans lire. On dit une chose, on en pense une autre, on en fait une troisième. Ces dérapages ne sont pas la résultante de maladresse et de hasard. Ils convergent tous vers une opinion dominante. C’est pourquoi il faut reconnaître le premier terrain de l’intolérance, qui est le langage. Plus important par ce qu’il révèle que par ce qu’il exprime. Il faut donc repérer les aspérités et excroissances qui passent pour clauses de style mais ouvrent la voie à un rapport oppressif.
Comment dispenser le combattant d’être héroïque? L’ennemi d’être barbare? Le labeur d’être acharné? La victoire d’être chantante? La Patrie reconnaissante?
 
la réalité est enfermée dans les serres de phrases toutes faites, d’autant plus intolérantes que tous les hommes qui manquent de moyens d’expression les utilisent par facilité et prennent des habitudes d’esprit. L’expression " combat héroïque " unit une fois pour toutes l’héroïsme et le combattant. Il devient alors inconvenant et inadmissible de dire que l’héroïsme peut être pratiqué par un civil, fut-ce une femme de ménage qui élève ses enfants, de dire qu’un combattant n’est pas nécessairement héroïque, mais qu’il peut être affolé à l’idée qu’on peut lui botter le derrière ou lui tirer dans le dos.
Trop souvent d’ailleurs, les combattants sont traités de héros après des combats perdus pour faire oublier le crime de ceux qui les y ont conduits.

2) Anthropomorphisme
Pendant des siècles nous avons fait dieu à notre image. C’est un homme, sexuellement parlant et non une femme (haute taille, longue barbe, visage serein teinté de bienveillance).
Il occupait toute la scène y compris ce que nous appelons aujourd’hui la scène politique. Ensuite, c’est la société toute entière que nous avons crée à notre image. Mais elle, c’est une femme, la royauté, la république, la patrie, autant de créatures à la carnation tentante, déjà plus symboliques, mais nourrissant les mêmes sentiments que nous, âmes humaines, coeurs humains, mais curieusement parés des seules vertus.
On n’a jamais représenté une patrie ivre, même du sang impur de l’ennemi, ni une société avare refusant ses aumônes aux plus déshérités, ni une république hypocrite cachant sous ses paroles mensongères ses traîtrises et ses ambitions, ni une raison égarée par la passion du pouvoir ou l’angoisse de la mort.

Toutefois, s’il semble interdit aux institutions d’être haineuses, méchantes, orgueilleuses, il leur est permis d’être susceptibles. Elles sont protégées contre les offenses au même titre que les personnes. C’est absurde!!! On ne peut pas plus offenser l’armée qu’on ne peut offenser un bec de gaz.

Ce n’est pas sans raison qu’on ne parle pas d’amour dans les documents officiels, qu’on n’en grave pas le nom au fronton des édifices publics.
En effet, aimer les êtres, c’est les fréquenter. Les fréquenter, c’est partager leurs troubles. Or, les êtres troublés sont déconcertants et indociles. Une société prudente se doit de les aligner ou de les exclure, c’est pourquoi elle s’efforce de réaliser un transfert des facultés affectives des hommes. Religieuse elle attire les idéologies. Economique, elle attire vers les produits. Il faut aimer sa voiture, son bateau. La société de consommation pratique une politique double qui nous laisse encore moins de liberté. Elle pousse aux passions pour les objets mais en même temps fractionne nos élans; elle nous oblige à désirer et vite rompt notre attachement pour nous exciter sur un nouvel objet.

Nous sommes donc toujours insatisfaits, donc en état de faiblesse. Faiblesse entretenue, car des citoyens sans force seront faciles à rallier et obéiront au premier signe de l’intolérance.

Pour assurer le règne d’une opinion ou d’un clan, il n’est pas nécessaire de mettre en batterie des mitrailleuses et des chars, ni de commander à tour de bras des charges de police. De tels procédés sont la signature de l’oppression. L’intolérance, elle, préfère ne pas signer. Elle agit plus subtilement sur le troupeau que sur les bergers. Les bergers s’achètent ou se louent, le troupeau se conditionne.
Pour rendre visible l’intolérance, il faut l’opacifier, comme on opacifie certains organes afin de rendre visibles leurs lésions. L’intolérance est difficile à opacifier. Un moyen toutefois consiste par commencer à vanter ses mérites. Il est vrai que l’intolérance traduit une certaine vitalité chez les hommes qui imposent leur opinion.

L’intolérance n’emploie pas toujours la violence. Son souhait d’exclusion ou d’oppression ne peut être exaucé que si elle a la force. S’il n’existe qu’un homme intolérant sur cent, il n’a aucun pouvoir. Il va souffrir mais ne pourra pas faire souffrir les autres. Seulement l’intolérance est contagieuse, l’intolérant isolé trouve vite des imitateurs. Elle monte naturellement à la tête de celui qui veut convaincre, mais ne parvient pas à se faire comprendre. Soit parce qu’il est dans l’erreur, soit parce qu’il n’est pas capable d’expliquer, soit parce qu’il s’adresse à un imbécile. A trop vouloir convaincre, on en vient vite à persécuter; pour éviter de tomber dans ce travers, il faut retenir sa conviction, déployer son humour et cultiver sa patience.

L’intolérance qui atteint la chair, qui exile et qui tue est la pire, mais elle est visible. L’intolérance qui infecte l’esprit est plus dangereuse, c’est elle qui prépare l’intolérance éliminatrice, mortelle. Elle se glisse insidieusement et s’impose avant qu’on ait eu le temps de la reconnaître.
La pire intolérance est celle qui n’a pas besoin de suivre le progrès de la maladie, à qui il suffit de déclencher le processus. Le mécanisme lancé progresse lui-même. O sème un peu de mécontentement et on récolte un fanatisme aveugle.

3) La faute originelle.
La première mesure de mise en condition consiste dans la culpabilisation des hommes. Opération gigantesque dont le succès ne s’est pas démenti depuis des siècles en occident.
Logiquement c’est inexplicable, car tout le monde croit qu’il vaut mieux être innocent que coupable et qu’il faut, par conséquent, tout faire pour échapper à la culpabilité.
La culpabilité étant un état inférieur à l’innocence, une entreprise de culpabilisation devrait provoquer des réactions violents et ne jamais être supportée. Eh bien non! La logique a tort. Les hommes se sont parfaitement accommodés de cette culpabilité et même, pour peu que l’accusation soit portée habilement, loin de protester, ils sont reconnaissant à leurs accusateurs.
Nos sociétés perfectionnées sont encore intoxiquées par le pêché originel. Les hommes sont mauvais, donc dieu est bon. A ceux qui s’étonnaient qu’un dieu bon ait fait des hommes mauvais, il était répondu sans sourciller qu’il les avait fait libre et que, s’ils étaient mauvais, c’était leur faute.
La question de savoir pourquoi il les avait fait libre plutôt qu’autre chose n’était pas posée. Il était en effet inutile de poursuivre une argumentation déjà victorieuse. La cause était entendue et le dossier renforcé de menaces précises: bûcher ici-bas, enfer plus tard! Il n’en fallait pas d’avantage pour que tout le monde soit d’accord.

4) Les mérites
Prendre un contrepoison, c’est admettre qu’on est empoisonné. Le moyen offert et accepté de se " déculpabiliser " c’est le système des mérites.
Admirable opération!!! Plus dociles encore que des moutons, les hommes se sont mis à acquérir les mérites demandés. Les mérites ne sont pas secrets puisqu’ils doivent se faire reconnaître. Ils doivent aussi s’unir entre eux pour former cette chaîne qu’on appelle " la bonne réputation ", qui n’est autre chose que l’inverse de la calomnie. Toutes les deux sont arbitraires, reposent sur des affirmations gratuites et constituent autant de gradins sur lesquels s’élèvent l’ambition et l’intolérance.

5) L’hypocrisie et la haine.
L’intolérance ramène au mensonge parce qu’en faisant peur elle provoque la duplicité. Face à un ennemi plus fort que soi, il n’y a qu’une alternative: la fuite ou l’alliance. S’allier, c’est faire semblant, c’est le salut mais souvent coûteux car l’hypocrisie est un frein.
Le denier effet de l’intolérance c’est la haine. La haine dépasse la colère, elle dépasse la violence. Comme l’une et l’autre, elle multiplie la force, comme l’une et l’autre elle trouble la raison, mais en plus elle dure.
Combien de haines ont ravagé le monde! Haine des allemands, des anglais, des arabes, des infidèles, des chrétiens, des communistes. La haine avec sa chirurgie simplificatrice et sa démagogie redondante est la plus formidable machine à fabriquer de la servitude.
Un groupe d’hommes, (qu’il s’agisse d’une petite équipe ou d’une nation) à qui la haine est inoculée, devient la bête la plus docile que l’on peut conduire exactement où l’on veut, au meurtre comme au suicide.

6) La tentation
c’est la haine qu’il faut proscrire, plus que la violence. Et d’autant plus nettement que la violence, elle, n’est pas nette. Où commente-t-elle? Dans certains cas il n’y a pas de doute. Rester inerte sur la chaussée, ce n’est pas de la violence. Donner un coup de poing, c’est de la violence. Mais entre les deux, combien de nuances et de comportements infiniment pires que la brutalité! Condamner la violence ne doit pas faire pardonner la ruse.
Si je prononce ces paroles: " je suis contre l’intolérance ", immédiatement vont me venir aux lèvres les mots suivants: " parce que c’est un mal ".
il en résulte que je suis dans le bien. Tandis que l’intolérant est de l’autre côté, dans le mal.
Et cette division implique une hiérarchie. Le bien étant préférable au mal, je vous suis préférable et je me dis: " je vous suis supérieur et vous ne me valez pas ".

7) Tolérer ou sévir.
L’intolérance prend souvent la forme de la sévérité, ce pis-aller¼ punir c’est gagner du temps. Et regretter de n’avoir pas puni sans avoir recherché les autres carences, c’est montrer son aveuglement. J’entends un père dont le désespoir ne parvient pas à avoir raison de sa perplexité. Il me disait " je n’ai pas été assez sévère ".c’était le mot qui lui venait aux lèvres et pourtant il possédait un vaste vocabulaire et était expert dans l’art de l’utiliser.
Cependant, c’était à la notion de sévérité qu’il avait recours pour juger sa propre conduite, comme si ses relations avec ses enfants n’existaient qu’en terme de permission ou d’interdiction.
De tous le tissus qui s’étend entre les parents et les enfants, il ne retenait qu’un fil. Il ne voyait pas l’effroyable " amaigrissement " qu’il imposait à la réalité en la réduisant à une seule ligne de force, alors qu’il suffit d’une seconde de réflexion pour s’apercevoir qu’il ne s’agit pas seulement d’interdire ou de tolérer, mais aussi de nourrir, de caresser, de soigner, de montrer, de distraire, de faire le plein, de faire le vide, d’être présent ou de s’absenter à bon escient, d’instruire, de reposer, de fatiguer, de promettre, de tenir, de prévoir, de " vivre avec ", en un mot d’aimer.

Il n’y a pas qu’une seule arme invincible contre l’intolérance, c’est l’amour mais ce n’est pas une arme dont tout le monde dispose ni dont on puisse user à l’égard de tous.
C’est pourquoi il faut trouver d’autre moyens pour débusquer l’intolérance partout où elle se cache, car sa plus grande faiblesse, c’est la crainte d’être reconnue.

J’ai dit


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