Je ne suis
encore jamais mort
T\V\M\ en chaire, T\V\M\ qui
siège à l'Orient, V\M\ qui décore les
colonnes, par les nombres qui vous sont connus et par les honneurs qui
vous sont dus.
J'ai remis pour ce soir en vigueur une ancienne formule de salutation
tombée en désuétude, en guise de clin
d’œil à la genèse du travail
que je vous présente ce soir : il y a un peu plus de dix
huit mois en effet, mon T\ V\ M\ m'avait, comment dirais-je,
très fraternellement et fermement tout à la fois,
« suggéré »
de préparer une planche au 3° degré. Je
m'étais bien sûr rangé à
cette « excellente »
suggestion, persuadé que j'étais que ma paresse
naturelle ne serait pas trop dérangée, puisque je
devais pouvoir retrouver dans mes archives un texte que j'avais
préparé en 1983 et qui conviendrait assez bien.
J'ai bien retrouvé mon texte, car il faut un minimum d'ordre
pour pouvoir s'adonner à une paresse efficace, et
à une première relecture, j'ai eu le sentiment
que j'avais visé juste. Et puis, plus de 13 ans
s'étant écoulés, il y avait
prescription si j'ose dire, et fort peu de chances pour qu'un
Frère puisse venir me dire qu'il avait
déjà entendu cette planche ! J'ai donc
retranscrit mon texte sur ordinateur, et c'est alors que mes ennuis ont
commencé. Je déconseille très
fermement à tous mes frères paresseux qui
seraient tentés par une expérience de ce genre de
s'y lancer : c'est le début d'une galère, comme
diraient mes fils !
Les aléas de la vie maçonnique ont fait, que de
reports en remises, c'est finalement ce soir que je vous
présente ce travail. Nous tous, ici, ce soir, avons sept ans
et plus. Certains d'entre nous ont même beaucoup plus, et je
veux dire par là qu'ils ont eu l'occasion de renouveler
plusieurs fois leur paire de gants afin de les garder blancs. D'autres
portent leur tablier de Maître depuis peu de temps, et c'est
en pensant tout particulièrement à eux que j'ai
préparé cette planche et retravaillé
des questions que je me posais alors.
À l'origine, mon travail était très
sobrement intitulé « Questions
à propos du mythe d'Hiram ».
En le reprenant, je me suis aperçu que si j'avais
trouvé au cours de ces années, quelques
réponses, à certaines des questions, que je me
posais alors, j'avais aussi oublié certaines des questions,
et dépassé d'autres réponses que je
tenais alors pour importantes. Il en ira de même pour vous,
« nouveaux Maîtres »,
qui venez de découvrir l'acacia, mais ce soir, je
décide si vous le voulez bien que nous venons tous, tout
juste, d'avoir sept ans. Et il m'apparaît alors que la mort,
ou plutôt, une mort, est omniprésente dans notre
rituel, or.
JE NE SUIS ENCORE JAMAIS MORT
Ceux qui me connaissent bien vont penser qu'une fois de plus je
commence ma planche par une de ces provocations que j'affectionne. Eh
bien pour une fois il n'en est rien : en effet le thème
central auquel est confronté l'initié qui
parvient à la maîtrise est bien, en apparence tout
au moins, celui de la mort, et cette phrase que j'ai choisie comme
chapeau de mon travail n'est pas de moi. Elle pourrait bien
être de n'importe lequel d'entre nous, mais en fait elle
appartient à ce que l'on appelle l’anti paradoxes
énoncés par les tenants de ce mouvement
né aux USA dans les années 1970 sous la
dénomination de Gnose de Princeton. Un anti paradoxe
échappe par définition même
à toute possibilité de critique ou de
réfutation : il est d'une certaine manière un
absolu. Si j'ai choisi cette phrase, c'est pour bien marquer le
paradoxe qu'il y a pour nous, qui nous réclamons d'une
tradition opérative de bâtisseurs
préoccupés d'abord par la vie, la nôtre
et celle de nos semblables, que nous nous engageons dans nos
constitutions à améliorer dans tous ses aspects,
à insister aussi constamment sur le problème de
la mort. Avant même de pénétrer dans le
temple, alors que j'étais encore dans le cabinet de
réflexion, la mort était
évoquée, ne serait-ce qu'avec le crâne,
et le testament philosophique qui me fut demandé. Comme
compagnon, je l'ai échappé belle, puisque je n'ai
dû mon salut qu'à la prononciation correcte du mot
Schibboleth qui m'a évité le massacre. Et
là, au moment où je vais accéder
à la maîtrise, je commence par buter sur le
cadavre d'Hiram.
Alors c'est maintenant que je vais donner satisfaction à
ceux qui attendent de ma part un peu de poil à gratter dans
le prêt à penser maçonnique. Je
soutiens que nous, Maçons, n'avons rien à dire,
en tant que Maçons, sur la mort. Les seules qui se sont
arrogé le droit d'en parler et de proposer des solutions
à ce problème sont la philosophie et la religion.
Or nous ne sommes ni l'une ni l'autre, à moins que je n'aie
rien compris à la maçonnerie, ce qui reste une
possibilité Et puis j'ajouterai pour faire bonne mesure que
la mort n'est pas un problème. C'est une solution ! C'est
même LA solution bricolée par la nature pour
pouvoir aller du simple au complexe. Alors, que cela soit une mauvaise
solution, un manque de savoir vivre, j'en conviens d'autant mieux que
je trouve incompréhensible et scandaleux que le monde puisse
un jour continuer à tourner en se passant de moi. Mais c'est
ainsi, et c'est même la seule certitude absolue que me
propose l’avenir.
Je maintiens que nous n'avons rien à dire sur la mort, et
pourtant, elle est pesamment présente dans tout le rituel de
passage au 3e degré. Je vous suggère donc, que
pas plus que l'arcane XIII du tarot ne représente la mort,
mais la nécessité d'un changement radical, la
mort qui nous est présentée ne signifie la fin de
la vie. Lorsque la chrysalide fait place au papillon, doit-on dire
qu'elle est morte, où qu'elle s'est transformée ?
La mort que nous mettons en scène n'est, me semble t-il, que
le véhicule symbolique utilisé pour mettre
l'accent sur son opposé, la vie, en dramatisant à
l'extrême le passage du compagnonnage à la
maîtrise. Mais voyageons un peu à reculons, et
refaisons le chemin depuis notre première entrée
dans le temple. Après avoir désiré
notre mort symbolique au monde profane dans le cabinet de
réflexion, nous avons été
purifiés par les quatre éléments et
nous avons finalement reçu la lumière au terme de
nos voyages. La lecture du rituel est simple et linéaire, et
ne pose guère de problème
d'interprétation : tout me semble y être une
question de participation personnelle, d'imprégnation en
grande partie inconsciente, d'inimitabilité en un mot pour
reprendre un terme cher à Guénon.
Par la suite, ayant assimilé un nouveau mode de
pensée et après avoir en théorie tout
du moins, dégrossi notre pierre brute, nous avons
été élevés au grade de
compagnon. Là non plus je ne perçois pas grand
mystère dans un rituel qui nous met en possession des
éléments nécessaires à
notre prise de possession du monde extérieur, nous assoit en
pleine lumière sur la colonne du midi, et qui cache si bien
des richesses symboliques réelles qu'on peut parfaitement
finir par ne pas les voir. Lorsque le 1er S\ a estimé que
notre pierre était devenue bien cubique il nous a
proposé au V\ M\ pour l'exaltation à la
maîtrise et nous voici en chambre du milieu.
Que nous dit le rituel sur le mythe d'Hiram ? Dans une
première lecture bien linéaire à peu
près ceci : Hiram était le maître
d'ouvrage dans la construction du temple de Salomon. C'était
un homme fort habile dans tous les arts du bâtiment et des
métaux, le meilleur de tous et sa bienveillante
autorité n'était contestée par
personne. Il avait remarquablement organisé son chantier :
les apprentis étaient payés à l'une
des colonnes qui ornaient le temple, les compagnons à
l'autre et les maîtres en chambre du milieu. Les travaux
étaient sur le point de s'achever, lorsque trois compagnons
qui n'avaient pas encore été reçus
maîtres et commençaient à
désespérer de l'être,
décidèrent d'extorquer au besoin par la force
à Hiram, le mot des maîtres. Ils l'attendirent un
soir, postés dans l'obscurité, chacun
à l'une des portes du temple, et l'assassinèrent
sans avoir rien obtenu de lui. Hiram était possesseur du mot
sacré des maîtres, qui disparaissait donc avec
lui. Depuis cette mort tous les maçons de la terre
recherchent la parole perdue et utilisent, faute de mieux des mots
substitués.
Il n'y a là apparemment pas trop de questions à
se poser et l'on peut parfaitement se contenter de cette lecture en
surface. Le rituel nous y engage d'ailleurs jusqu'à un
certain point, en nous fournissant des interprétations
toutes prêtes pour notre édification. Il nous
invite notamment à méditer sur une
leçon de morale appliquée qui fait bien ressortir
la vilenie de l'ignorance, du fanatisme et de l'ambition, et sur la
vertu du juste qui préfère la mort à
la trahison de son idéal. Cette première
leçon est loin d'être inintéressante et
si tous les hommes sur terre voulaient bien s'en souvenir, le monde
serait sûrement plus vivable pour tous. Vous me permettrez
cependant de penser que pareil enseignement ne mérite pas
tout le décorum que nous mettons en œuvre, et
qu'on peut parfaitement trouver ailleurs qu'en F\ M\ des
idéaux d'un niveau équivalent, voire
supérieur.
Mais notre rituel nous suggère également une
autre interprétation qui est la survivance des vieux rites
agraires et solaires de fécondité, en assimilant
les trois mauvais compagnons aux trois derniers mois de
l'année qui semblent tuer le soleil Hiram, avant que
celui-ci ne renaisse en ramenant la lumière. C'est
sûrement vrai et peut-être plus profond comme
enseignement, mais à mon avis cela ne va gère
plus loin et ne suffit pas à nous différencier
d'une quelconque société philanthropique ou
paléontologique. Tout au plus pouvons-nous alors nous
considérer comme plus anciens, ou plutôt comme
plus désuets.
À mon sens, s'en tenir là, c'est prendre
l'histoire d'Hiram pour un conte philosophique ou un apologue et
négliger le fait qu'il s'agit d'un mythe au sens plein et
fort du terme. C'est, comme le dit le Christ à ses
apôtres « avoir des yeux pour ne
pas voir et des oreilles pour ne pas entendre ».
Un mythe est un récit organisateur du monde et des rapports
de l'homme à la fois au monde et à ses semblables
: il exprime une réalité difficile, voire
impossible à exprimer autrement au moment où
l'homme la sent émerger à sa conscience, et se
doit d'être cohérent de bout en bout. Il est une
totalité qui ne peut pas être en contradiction
profonde avec elle-même, même et surtout quand elle
se présente sous forme de conflits apparemment insolubles.
Si la lecture du rituel des 1° et 2° degrés
ne pose effectivement aucun problème, c'est qu'aucun mythe
n'y est mis en action. Chez les maçons opératifs
d'autrefois, le grade de maître n'existait pas tel que nous
le connaissons. Il s'agit d'un apport récent,
greffé sur une tradition opérative
déclinante par des initiés d'une tout autre
origine et qui ont vu dans la renaissance progressive de la F\ M\ par
l'acceptation, le moyen de perpétuer leurs connaissances et
leur idéal. Le R\ E\ A\ A\ comporte 33 degrés :
on peut considérer que le grade de Maître est le
premier des hauts grades.
Ce n'est qu'avec Hiram que nous commençons à
pénétrer dans le monde du mythe, et le vrai
problème, qui est le cœur de la
maîtrise, est celui des rapports d'Hiram avec lui
même et avec ses semblables. C'est là que
surgissent les questions. En tout cas c'est là que je les ai
personnellement vécues, et je vais essayer de vous les faire
partager telles que je les ai ressenties il y a quelques
années déjà. Essayons donc de
pénétrer plus avant dans le mythe d'Hiram tel que
le met en scène notre rituel. Et à ce sujet, il
faut que je vous fasse part d'un point de désaccord survenu
il a peu entre notre orateur d'Art Royal et moi, à l'issue
de son allocution de bienvenue à de nouveaux
maîtres de notre Loge. Il avait employé le mot
d'élévation au troisième
degré, et je lui ai fait remarquer que le terme qui
convenait était celui d'exaltation ; il a paru surpris de ma
remarque, et comme j'avais l'air très sûr de moi,
il est parti chercher un rituel. J'avais bien raison, mais lui aussi,
et même un peu plus que moi, puisque l'imprimé du
rituel emploie le terme d'élévation. Pourtant
c'est bien le mot d'exaltation qui était employé
il y a lurette, mais voilà, il a été
subrepticement été remplacé par
élévation.
Il y avait pourtant une belle cohérence dans la progression
des termes choisis. Il n'y a plus initiation dans le passage au
troisième degré, qui par définition ne
peut être employé qu'une fois, ni
élévation qui marque une progression continue
vers le haut, mais exaltation, c'est-à-dire rupture de
niveau à caractère nettement religieux et
sacré (Cérémonie de l'exaltation de la
croix). D'ailleurs l'athée non stupide qui parvient
à la maîtrise peut se sentir un peu
piégé lorsqu'il s'écrie
« ah seigneur mon Dieu ! »
après avoir enjambé le corps d'Hiram. Lors de mon
exaltation donc, j'ai pénétré
à reculons dans un lieu sombre où
régnait « deuil, tristesse et
accablement » et le T\ V\ M\ m'a
demandé de justifier mon innocence d'un crime qui accablait
la maçonnerie : celui du Maître Hiram. J'ai
dû prouver mon innocence en montrant que mes mains et mon
tablier étaient sans taches : preuve naturelle tombant sous
le sens commun.
La suite est déjà moins naturelle : il m'a fallu
enjamber un cadavre pour confirmer cette innocence. De quelle nature va
bien pouvoir être la « preuve »
qui va découler de cette démarche qui constitue
une insulte à ma raison ? On me fait quitter le monde
rationnel que j'ai toujours connu pour me faire passer dans la magie et
l'irrationnel ! Voilà une belle rupture ! Et en voici une
autre du même métal ! De la même
manière que, quelques instants plus tôt, j'avais
pour la première et unique fois, reculé dans
l'espace en entrant dans le temple, j'ai tout d'un coup
reculé dans le temps. Et, tandis que j'entendais le
récit de la mort d'Hiram, c'est « Moi-Hiram »
qui ai couru en vain de porte en porte et qui ai péri, pour
me retrouver gisant sur le sol, dans la position de celui que
« J'avais dû-devrai »
enjamber pour prouver mon innocence. Cela signifie-t-il que je suis
à la fois la victime et mon propre meurtrier ? Est ce que
j'ai dû justifier mon innocence de mon propre meurtre ?
Alors, et successivement, un apprenti, représenté
par le 2° S\, puis un compagnon, par le 1° S\ ont
tenté en vain de soulever mon corps, c'est-à-dire
de me ramener à la vie. Ils ont dû constater que
« la chair quittait les os »
et que « tout se désunissait
», c'est-à-dire que la décomposition
était trop avancée pour leurs connaissances. Ils
ne sont détenteurs que de l'initiation artisanale,
l'initiation de métier, de ce que les anciens appelaient les
petits mystères, et leur pouvoir s'arrête aux
frontières de la matière. Il leur a fallu le
concours d'un maître, c'est-à-dire d'un
détenteur de l'initiation sacerdotale pour qu'enfin
« le maître soit
retrouvé et reparaisse aussi radieux que jamais »,
pour que « le Maître revoie le
jour et qu'il renaisse dans la personne du très cher
frère Claude Rozier ». Nous
avons bien quitté le monde sensible et matériel
pour pénétrer dans celui impalpable et incertain
des idées, des sentiments et des croyances.
Contrairement à d'autres renaissances mythiques comme celle
de Dionysos, Zeus, Osiris ou du Christ qui sont, soit
spontanées, soit le fruit de la collaboration d'autres
éléments divins de même essence et
niveau que ceux du mort, la renaissance d'Hiram part de la base, de
l'homme, et nécessite sa collaboration active. Ce n'est
qu'avec l'aide des artisans que le maître parvient
à surmonter la décomposition et la mort,
c'est-à-dire le chaos de la matière
inorganisée, et à ramener Hiram à la
vie, ou encore à le faire accéder à
une vie supérieure, c'est-à-dire à le
faire naître à la conscience organisatrice. Est-ce
que ce n'est pas là, à peine voilé, la
description de l'idéal alchimique au plus haut niveau ? On
comprend alors beaucoup mieux les raisons de l'hostilité de
l'église chrétienne pour ce qui est manifestement
une hérésie par rapport à ses dogmes.
Essayons maintenant d'aborder le problème du mythe d'Hiram
sous un autre angle. Devant un assassinat, tout enquêteur
doit se poser immanquablement les éternelles questions :
où, quand, comment, pourquoi et qui ? Alors posons-les nous
aussi :
- Où ? Hiram est
tué dans ce qui doit devenir un lieu sacré, mais
ne l'est pas encore, puisqu'il n'est pas achevé et
consacré. On pourra réfléchir sur
cette indécision au moment de l'acte, mais retenons ce soir
la destination finale du lieu qui est capitale et nous indique
très clairement que les événements
à venir dans ce lieu vont avoir un sens sacré.
- Quand ? Hiram est tué après la
tombée du jour. C'est donc la nuit, domaine par excellence
du rêve, de l'inconscient, de
l'indéterminé et de ce qui est à
naître.
- Comment ? Avec les outils professionnels que maîtrisait la
victime et non avec un quelconque instrument et voilà que me
revient à l'esprit la question de tout à l'heure
: suis-je à la fois la victime et mon propre assassin ?
- Pourquoi ? Pour accéder à une connaissance d'un
niveau supérieur à celui que
possédaient les assassins. Le crime n'a donc pas uniquement
des motifs aussi sordides qu'on pourrait le penser trop rapidement,
même s'ils sont bien présents.
- Qui ? Des compagnons, c'est-à-dire des initiés,
des gens ayant déjà atteint un niveau de
connaissance important et non des profanes, ce qui confirme le
caractère rituel de ce meurtre. Et qui assume la charge de
représenter ces compagnons infâmes ? Les trois
lumières de la loge, ce qui peut donné
à penser sur l'ambiguïté, voire
l'ambivalence, du pouvoir et de la connaissance.
Les réponses à ces questions nous
amènent presque obligatoirement à
considérer le problème du statut d'Hiram dans le
mythe, avant et après sa mort. Avant sa mort Hiram n'est que
« Primus inter Pares »,
le premier choisi, par des égaux et le rituel nous le
précise parfaitement. En effet, au premier de ses assassins
Hiram précise qu'il ne peut seul accorder la faveur
demandée : il doit s'assurer le concours de ses
frères et au rite émulation il précise
même que seuls trois hommes ont connaissance du mot
sacré. La bible nous confirme que la construction du temple
fut assurée par un triumvirat « Salomon-Hiram
roi de Tyr-Hiram Abi ». Il ne peut que
proposer une candidature à une assemblée qui
décidera souverainement. Il n'a manifestement pas le pouvoir
absolu de décider seul, ni de connaissances d'un niveau
supérieur à celui de ses pairs.
Après sa mort Hiram rejoint le Christ, Osiris, Mithra et
Dionysos sur un plan divin. C'est sa mort honteuse et
acceptée qui lui confère
l'immortalité. Je précise bien mort
« acceptée »,
car en effet, si je me place sur un plan simplement humain et
matériel, j'aurais, moi, pu facilement sauver ma peau en
donnant à mes agresseurs n'importe quel mot, quitte ensuite
à me venger en faisant exécuter les coupables.
J'aurais donc survécu, mais je ne serais jamais parvenu
à ce niveau supérieur de conscience que le mythe
nous invite à considérer. Peut-on dire que cette
acceptation de la mort est en même temps et
simultanément sa transcendance et sa négation ?
Passons maintenant à une autre question, majeure celle
là, et qui surgit de la lecture du dialogue entre le
1° et le 2° surveillant dans l'instruction du
3° degré.
« Comment voyagent les Maîtres
Maçons ? » ;
« De l'Orient à l'Occident et
de l'Occident à l'Orient et par toute la terre » ;
« Dans quel but ? » ;
« Pour chercher ce qui a
été perdu, rassembler ce qui est
épars, et répandre partout la lumière ».
Il s'agit de la reprise par notre
ordre d'un thème universel que véhiculent toutes
les traditions, celui de la chose perdue symbolisant un état
de perfection que tous les efforts devront tendre désormais
à retrouver, même s'il n'y guère
d'espoir d'y parvenir un jour. Je crois qu'il est indispensable
d'essayer d'en comprendre le sens pour mieux saisir la place qu'il peut
tenir dans notre symbolisme. Il me semble que cette notion de bonheur
perdu, de perfection égarée, à
laquelle notre culture judéo-chrétienne
à superposé récemment celle de faute
de l'homme, peut avoir une origine toute simple de nature biologique et
parfaitement naturelle. À quel moment de son existence
l'homme est il plus parfaitement en harmonie totale avec son
environnement, sinon avant sa naissance, dans le ventre de sa
mère ? Et nous savons que les fétus humain vit
une vie indépendante de celle de sa mère, et
notamment qu'il rêve. Il est alors en symbiose parfaite avec
l'univers et sa venue au monde est effectivement et au sens propre du
terme une « chute »
hors de ce milieu privilégié : dans de nombreuse
peuplades primitives les femmes accouchent debout ou accroupies et on
peut dire littéralement
qu'elles « mettent bas ».
Il me semble alors raisonnable d'admettre la possibilité
d'une nostalgie inconsciente de cet état bienheureux que par
la suite, parvenu à maturité, l'homme essaiera
toujours de retrouver en sachant pertinemment que c'est une
impossibilité fondamentale. Il projettera alors dans le
futur ce pseudo souvenir pour en faire un idéal qu'il ne
pourra atteindre que dans une rupture aussi essentielle que la rupture
originelle. En existe t-il une plus importante que la mort ? Un peu
plus loin il nous est précisé que ce qui a
été perdu c'est très
précisément le mot sacré des
maîtres. En tant que membres d'une loge de saint Jean, nous
pensons bien sûr tout de suite au Verbe, au fameux Logos de
l'évangile, principe organisateur, principe de vie. Mais
gardons nous bien d'oublier que l'évangile de Jean est
tardif, d'inspiration très hellénistique,
déjà philosophique et pour tout dire
théologie constituée. La parole, plus
anciennement, dans toutes les traditions et notamment dans la
Genèse dont la rédaction est
antérieure de près de mille ans à
celle de l'évangile, c'est d'abord le pouvoir de l'homme sur
son environnement, pouvoir magique de domination sur la chose
nommée. Et c'est bien ainsi qu'il faut
interpréter le défilé des
êtres que Yahvé organise pour que l'homme les
nomme, et ainsi partage avec lui, Yahvé, son pouvoir sur la
création, acquérant par là
même son autonomie.
Si j'ai abordé ces quelques points, c'est qu'ils vont nous
permettre de relire le mythe et de faire surgir toute une
série de questions pour lesquelles je n'ai aucune
réponse définitive à vous apporter. Il
y a en effet une énorme faille logique dans le discours, une
véritable provocation pour mon intelligence, qui m'oblige
à y revenir sans cesse pour essayer de comprendre.
Suivons pas à pas la narration :
1 ‹ Hiram est LE
maître du chantier. Il est venu de l'étranger, de
Tyr plus précisément, pour le diriger. Il a donc
voyagé : c'est l'initié.
2 ‹ Trois compagnons veulent obtenir de lui le mot
sacré DES maîtres, et nous avons vu tout
à l'heure qu'il ne s'agit pas d'une banale affaire de
rémunération ou de promotion sociale. Ils tuent
Hiram sans avoir rien obtenu de lui.
3 ‹ LES maîtres envoient d'autres
maîtres rechercher la dépouille d'Hiram, qui
finissent par la retrouver et lui redonnent vie en employant un mot
substitué au mot sacré qui a disparu avec la mort
de son possesseur. Ils décident alors de n'employer que des
mots substitués jusqu'à la
redécouverte du mot vrai.
À partir de là, les questions se bousculent :
1 ‹ À quoi
attribuer l'efficacité parfaite de ces mots
substitués qui réussissent à ramener
Hiram à la vie ? Qui les a formulés ? Et,
puisqu'ils opèrent si bien, est-ce que cela vaut vraiment la
peine d'essayer de retrouver le vrai ?
2 ‹ Si Hiram était bien le seul et unique
Maître, seul détenteur du mot sacré,
alors qui sont ceux qui partent à la recherche de son corps
? Certainement pas des maîtres, ou alors ils auraient
également connu le mot sacré et n'auraient pas eu
besoin de lui en substituer un autre. Ou alors de bien curieux
maîtres qui, comme les lapins, ont perdu la
mémoire en courant. En tout cas, apparemment, des
maîtres un peu moins maîtres que le
maître. Il existe d'ailleurs d'autres versions de la
légende, dont une dans laquelle c'est Salomon qui envoie
quelques uns des meilleurs compagnons à la recherche du
corps et décide pour les récompenser de leur
zèle de leur donner un mot de substitution, avec l'espoir
qu'un jour peut être ils pourront retrouver le vrai. Il
crée ainsi des « maîtres
substitués ». Cette version
permet de retrouver une belle linéarité et
l'intelligence rationnelle peut ronronner doucement : aucune
incongruité ne vient souiller le tracé du plan.
Mais il ne s'agit plus d'un mythe, simplement d'une légende,
dans laquelle il n'est d'ailleurs pas question de renaissance d'Hiram.
Or notre rituel nous affirme avec précision que NEUF
maîtres sont partis rechercher le corps DU maître.
3 ‹ Incidemment on peut
se demander pourquoi neuf, et pas sept, ce qui irait tellement bien
avec l'âge symbolique du Maître, à moins
précisément que cela ne soit pour nous forcer
à penser à la signification du nombre neuf. Et
mon esprit vagabonde jusqu'à retrouver l'empereur
Açoka, souverain Indou du III° siècle
avant J\ C\, guerrier repenti et converti au bouddhisme, qui fonda la
société la plus secrète de la terre :
celle des Neuf Inconnus qu'il chargea de ne pas laisser tomber des
moyens de destruction entre des mains profanes, et de poursuivre des
recherches bénéfiques pour toute
l'humanité. Et puis je repense à Saint Bernard,
qui dépêcha Neuf Chevaliers à
Jérusalem pour organiser l'ordre du Temple afin de
protéger les pèlerins, et aussi aux neuf
élus de la Haggadah qui furent admis au Paradis sans passer
par les angoisses de la mort. Et puis j'en arrive à me dire
que puisque la batterie de Maître se fait par neuf coups,
c'est maintenant le nombre sept de l'âge, qui
m'apparaît presque comme incongru. Mais continuons.
4 ‹ Comment la mort d'UN maître, fut-il le plus
prestigieux, suffit-elle à faire oublier aux autres quelque
chose d'aussi essentiel que la connaissance du mot sacré ?
N'oublions pas que le rituel nous a précisé
qu'Hiram n'était pas le seul détenteur du mot.
5 ‹ Si nous admettons qu'Hiram partageait avec d'autres un
secret particulier, notre analyse de son statut avant et
après sa mort, fait ressortir clairement que son
état de « primus inter pares »
le laisse sur un plan tout à fait terrestre. Alors comment
se fait-il qu'avec des connaissances de ce niveau, les
codétenteurs puissent violer la mort et ramener Hiram
à la vie ?
6 ‹ Admettons encore, en contradiction avec cette analyse et
avec le texte, qu'à l'aide d'un mot substitué,
les maîtres restants, après avoir
oublié on ne sait comment et pourquoi le mot vrai, admettons
donc qu'ils puissent avec cet ersatz faire revivre Hiram, pourquoi
alors ce dernier « qui reparaît
alors aussi radieux que jamais » ne
redonne t-il pas à tout le monde ce secret si
précieux dont il était le gardien ? La
réponse a déjà fusé dans
vos esprits : le frère ROZIER prend tout au pied de la
lettre, ce n'est pas vraiment Hiram qui renaît, c'est moi,
humble maçon, qui symboliquement revit la passion d'Hiram et
je ne peux pas, moi, prétendre être lui et donc
connaître le mot sacré. Permettez-moi de vous dire
que ce n'est pas une réponse, mais une dérobade
devant la question posée.
On peut trouver encore d'autres questions irritantes pour la logique et
on s'apercevra vite que toutes émanent de cette
contradiction, de ce non sens à côté
duquel on peut passer des dizaines de fois sans le ressentir, tellement
il est bien ficelé dans une mise en scène
impressionnante au sens fort et étymologique du terme, et
assorti d'une ou deux belles interprétations de confection.
C'est cette contradiction, cette faille dans la logique qui doit nous
confirmer que l'histoire d'Hiram est beaucoup plus qu'une histoire,
qu'elle est bien comme je l'affirmais au début, un mythe au
sens plein du mot, c'est-à-dire une expérience
à vivre et revivre sans cesse pour tenter d'en saisir la, ou
tout au moins, une signification. Je n'en n'ai ce soir aucune de
définitive à vous proposer, et c'est heureux pour
tout le monde. Je propose simplement quelques pistes : Si vous acceptez
l'idée qu'Hiram ne possède aucun secret de nature
transcendante avant sa mort, alors mon hypothèse que le
souvenir d'un éden prénatal est
transformé en idéal, projeté dans le
futur, et ne se réalise qu'après la rupture
symétrique de la mort, est peut être une piste. La
contradiction dans le discours ne serait là que pour attirer
l'attention sur cette rupture.
Si vous décidez de suivre le rituel quand il affirme
qu'Hiram est détenteur du mot sacré et
également qu'il partage ce secret avec d'autres, alors vous
adhérez logiquement à la conclusion que les
autres maîtres n'ont pas oublié, mais qu'ils ont
« décidé »
d'oublier et deviennent par là même les
« supérieurs
inconnus » de la tradition. Vous pouvez
également penser que la connaissance détenue par
Hiram et les autres maîtres était de nature
collective. Dans ce cas l'amputation de la communauté d'un
seul de ses membres est fatale à cette connaissance et le
groupe subsistant ne peut qu'espérer la reconstituer un
jour. La contradiction disparaît alors, mais pour mieux
resurgir avec la renaissance d'Hiram.
La référence faite par le rituel
émulation au triumvirat Hiram-Salomon-Hiram Abi fait
irrésistiblement penser aux grands ternaires du type
Père-Fils-Saint Esprit dont on sait qu'ils sont
présentés comme une Tri-Unité
indissociable mais composée d'éléments
ayant chacun leur caractère propre. Je rapproche cet
enseignement traditionnel de la découverte
récente de la physique, que le proton est composé
de trois « quarks »
qu'il est impossible d'isoler les uns des autres : un quark
isolé est un non sens, un quark n'existe que collectivement
avec ses deux autres compères, j'allais dire ses deux autres
lui même. Et si j'admets qu'Hiram, Salomon et Hiram-Abi ne
sont que des aspects de mon psychisme, et non des personnages
extérieurs à moi, je tiens peut être
une piste intéressante.
Il est une dernière question que j'aborderai ce soir :
lorsque l'on me demande si je suis maître, je
réponds bien évidemment que l'acacia m'est connu.
C'est La réponse, et il n'y en a pas d'autre. Mais si on me
demande maintenant où je me trouve en tant que
maître, j'ai le choix entre deux réponses
également correctes : « au
centre du cercle » ou
« entre le compas et
l'équerre ». Question : ces
deux réponses sont-elles équivalentes, ont elles
exactement la même signification ? J'ai personnellement le
sentiment qu'un monde les sépare. La première
fait appel à l'absolu et il est à mon sens
difficile de ne pas voir dans Le cercle évoqué,
la définition que le philosophe grec Empédocle
avait donné de Dieu : « un cercle dont
la circonférence est partout et le centre nulle
part ». La seconde me laisse sans
domicile fixe, quelque part dans une espèce de no man's
land, entre la lourde et rugueuse équerre de la
matière et le subtil et aérien compas de
l'esprit. La première me cloue au centre immobile
d'où part et s'épuise la manifestation, mais fait
de moi le Co-instigateur de cette manifestation. La seconde me
rétrograde dans mes prétentions :
j'étais devenu maître en passant de
l'équerre au compas, c'est-à-dire que ce fameux
compas après lequel je courrais, je l'avais enfin atteint.
Et bien non, en définitive, j'avais peut-être bien
pris « un bain de ciel »
en accédant à la maîtrise suivant la
poétique expression d'un de nos frères, mais rien
ne m'a été définitivement acquis ce
jour là. Seulement maintenant je sais mieux dans quelle
direction chercher. Alors que dois-je répondre au tilleur ?
Il y a de multiples autres possibilités de questions et de
réponses que le mythe va faire surgir à notre
conscient en fonction de notre état de l'instant et du
chemin parcouru depuis notre initiation, et par exemple :
- Que deviennent les trois mauvais compagnons, et vont-ils rester
impunis de leur crime ?
- Qui va achever la construction du Temple, et avec quelles
connaissances ?
J'ai dit T\V\M\,
C\ R\
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