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Transmission Initiatique


La plupart des sociétés initiatiques s’appuient sur une tradition transmise de maître à élève par voie orale le plus souvent. Mais ce chemin traditionnel pose une question immédiate : celle de la validité et de la compréhension du message reçu... Nous voyons ce même problème dans les textes sacrés qui nous sont parvenus. C'est la question que pourrait se poser un F\M\ d'une manière inattendue mais pertinente.

Peut-on transmettre ce qu’on n’a pas compris ? Faut-il transmettre ce qu’on n’a pas compris ?

Quels que soient ses rites, la F\ M\ se définit toujours comme une société initiatique traditionnelle. Autrement dit, elle ne saurait s’apparenter en aucune manière à une société profane. C’est une évidence. Et c’est précisément en raison de cela que son principe même réside dans ce concept de tradition, qui signifie transmission. C’est dire que l’identifier uniquement à une société fondée sur l’idée de progrès, au sens moderne du terme, non seulement relève du non-sens, mais dénote une absence de connaissances élémentaires.

« Nous ne sommes pas une société de progrès, m’avait indiqué un F\, nous sommes un ordre de Chevalerie ». On sait en effet le tort que la tentation moderniste, donc déviationniste, a pu faire à l’ordre M\ tant par rapport au monde profane qu’à l’intérieur même du monde des L\, en altérant son esprit, en modifiant les rituels, par exemple, sous prétexte de les adapter au monde contemporain.

Donc, comme le principe de l’ordre M\ réside dans le concept de transmission, une question se pose aux hommes faillibles que nous sommes : tous les adeptes comprennent-ils bien le dépôt initiatique qu’ils ont reçu, et qu’ils ont à  leur tour la mission de transmettre ? Autrement dit, est-il possible de se trouver dans le cas de transmettre ce qu’on n’a pas compris ? Et faut-il alors transmettre ce qu’on n’a pas compris ? A cet égard, observons que la progression graduelle des trente  trois degrés de l’Écossisme, permet, en principe, d’éviter cet écueil dans la mesure où l’on vérifie la qualification initiatique du candidat à chaque changement de degré.

Malgré cette précaution, reconnaissons qu’il est, en effet, possible de ne pas toujours comprendre le sens ou l’importance du dépôt spirituel qu’on nous a communiqué, même si, confusément, à quelque degré de connaissance où il se situe, chacun a bien conscience de se trouver en présence de quelque chose de rare qu’on ne doit pas laisser perdre. L’histoire, tant profane que spirituelle, nous propose trop d’exemples des désastres de l’oubli, désastres lents, insensibles et sournois, mais certains. Grand est alors notre désappointement face à des signes dont, par négligence, nous avons perdu la signification. Mais il existe aussi un autre danger ; par ignorance, et parce que nous ne comprenons plus, nous sommes souvent tentés de jeter par-dessus bord ce que nous considérons comme des choses dépassées, inadaptées aux préoccupations de l’esprit moderne. Et ainsi, le précieux, mais fragile trésor s’altère et disparaît une fois de plus dans les eaux glacées de l’oubli.

A une époque où la crainte d’être démodé pousse si souvent à rejeter ce qu’on ne comprend plus, le M\, plus que jamais, a le devoir d’être un gardien vigilant s’il prétend donner à ses successeurs, ses F\ de demain et d’après demain, les moyens d’être à leur tour les acteurs de leur vie et de leur temps, comme il s’y est engagé par serment. Si aujourd’hui, peut-être, parfois, nous ne comprenons plus toujours, d’autres, en effet, après nous, comprendront peut-être. Nous avons donc le devoir d’entretenir l’héritage, afin de le transmettre dans sa fécondante intégrité. En perpétuant la culture antique à l’abri de leurs monastères, au milieu des décombres de l’Empire romain, les clercs du Haut Moyen Age ne lui ont ils pas permis de nous éclairer aujourd’hui encore ? Et cette culture, pouvaient-ils soupçonner qu’elle donnerait un jour naissance à l’humanisme moderne ? Peut-être ne comprenaient-ils pas bien ce qu’ils préservaient, mais ils sentaient bien l’importance de ce trésor qu’il leur fallait, par conséquent, transmettre. A leur exemple, transmettons le dépôt initiatique dont nous avons la charge mais  dont nous ne comprenons pas forcément tous les arcanes. Et, pour échapper au risque de l’altération, n’obscurcissons point et transmettons avec simplicité, sans chercher des mystères supposés puisque cette connaissance nous est proposée pour éclairer notre cheminement, non pour l’obscurcir. Ne nous posons pas d’inutiles questions, évitons toute glose verbeuse, tout rideau de fumée qui opacifie. Gardons-nous de la trop fréquente tentation de l’intellectualisme, outil profane, qui ne satisfait que notre ego sans faire progresser d’un iota la Connaissance véritable. Laissons-nous toucher, laissons-nous pénétrer par cette lumière qu’à notre tour nous pourrons refléter.

Par l’exactitude de nos paroles et de nos pratiques rituelles, par la justesse de notre vie, transmettons pour le plus grand profit de tous, de nous même comme de nos F\ F\. En un mot, ne nous payons pas de mots, ces mots qu’un de nos rituels nous recommande expressément de ne pas prendre pour des idées.

Ces considérations nous amènent à présent à repréciser le concept de tradition, afin de ne pas commettre à son propos le malentendu qui consisterait à  assimiler, comme on l’entend trop souvent, pensée traditionnelle et pensée rétrograde. Il ne saurait être question, évidemment, de confondre dans nos L\ « traditionnalisme » et « tradition ». Seuls, justement peut-être, ceux qui ne comprennent pas ce qu’ils transmettent, confondant alors lettre et esprit, tombent dans ce travers. Dans son Vocabulaire historique et critique de la philosophie, André Lalande définit ainsi la tradition : « au sens actif et originel, transmission, mais ce mot s’applique le plus souvent à ce qui est transmis ; c’est à dire, dans une société petite ou grande, et particulièrement dans la religion, ce qui se transmet de manière vivante, soit par la parole, soit par l’écriture, soit par les manières d’agir » Tout est dit. Les manières d’agir, pour nous, ce sont les rites, dans leurs formes verbales comme leurs  pratiques gestuelles.

Mais cette pratique n’implique pas pour autant que nous l’avons toujours comprise. Je doute qu’un Apprenti saisisse d’emblée la portée de ce qu’il rencontre en L\,  que ce soit celle du corpus symbolique, ou celle des gestes qu’il reproduit pour lui-même et en face de ses F\ F\.  Il convient de se perfectionner grâce à une pratique aussi juste que possible, afin de tenter de comprendre et, à son tour, de faire comprendre. Et c’est parce que nous nous perfectionnons que nous percevons alors, progressivement toute la valeur fécondante de ce qui nous a été transmis, et que peut-être, à notre insu, nous avons contribué à transmettre en pratiquant des gestes, en prononçant des paroles dont nous ne percevions alors ni tout le sens ni l’entière portée. La valeur pédagogique de la réitération, de la répétition, de l’exercice, prend ici tout son sens. C’est par son application même que le message, en effet, se transmet. C’est en pratiquant ces gammes et ces arpèges, perçus comme rébarbatifs, qu’un pianiste sera en mesure, le moment venu, lorsqu’il se sentira prêt, d’interpréter une sonate de Beethoven. Il serait donc regrettable de ne pas pratiquer scrupuleusement un rituel parce que nous ne comprenons ni tout sa signification, ni toute son ampleur, comme il serait regrettable, pour les mêmes raisons, de ne pas vouloir prononcer les formules rituelles justes. Car en les pratiquant, en les prononçant, non seulement nous  nous en imprégnons, mais, en nous exposant face à nos F\ nous contribuons à leur transmission, même si nous ne voyons pas bien, nous n’entendons pas bien, nous ne comprenons pas bien. Pascal le savait bien qui conseillait, même à celui qui ne croyait pas, d’adopter la position de la prière afin que ce geste produise en lui l’effet spirituel bénéfique. En pratiquant simplement le rituel, laissons-nous à notre tour pénétrer par l’influx initiatique qu’il véhicule.

C’est ici que l’importance du rite prend tout son sens. C’est lui, en effet, qui nous met en garde contre les risques d’incompréhension, donc de déviance. Pour quelques instants, je cède la parole à notre F\ Alain Poz, dont nous connaissons la qualité des travaux. Il distingue quatre caractéristiques structurelles permettant cette transmission : l’ordre qui s’édifie sur « la pratique de règles et d’ascèses, d’exercices rigoureux et non négociables» ; le procès [process] initiatique qui met en place progressivement un nouveau paradigme ; la dimension traditionnelle qui « embrasse passé, présent et futur» et dépasse les oppositions dualistes ; la fraternité, « le chemin vers… ce que nous pourrons atteindre d’amour ou d’Amour avec un A majuscule. La fraternité qui deviendra peut-être amour est l’essence naturelle de la vie humaine, du devenir humain en homme accompli ».

Le procès [process] initiatique exige une méthode initiatique. En F\M\, c’est le rite qui porte la fonction de M\ : « Avec la forme impalpable du rite-maître, l’initié ne risque pas de se forger d’idoles humaines toujours aléatoires. Il ne peut exercer sa propension à se placer sous la dépendance d’un maître avec l’espérance de lui ressembler et de devenir un « guru »identique. Il n’est jamais demandé à un initié de ressembler à un autre initié, mais de devenir plus lui-même qu’il ne l’est actuellement » indique par ailleurs notre F\...

Pour le rite, analogiquement, nous devenons donc les maillons d’une chaîne initiatique dont l’origine se perd dans la nuit des temps et dont seule la disparition de l’espèce humaine verra la fin. C’est donc le rite, que nous pratiquons comme nos F\ F\ d’autrefois et que nous pratiquerons avec nos F\ F\ de demain, et que nous ne comprenons pas forcément toujours ni dans son entier, mais qui se dévoile progressivement à notre entendement, qui constitue un ensemble de moyens consacrés et des principes immanents nous reliant à l’Ordre universel dont nous sommes chacun une parcelle. Toutefois, cette filiation spirituelle n’est pas toujours aisée. Afin que  cette transmission puisse s’effectuer dans les meilleurs conditions, de maître à disciple [si j’ose dire], il a fallu reproduire l’ordre du monde, hors de l’espace-temps, avec un langage universel constitué de  symboles.

Il ne faut pas prendre les mots pour des idées, et s'efforcer toujours de découvrir l’idée sous le symbole. Loin d’être anodine, cette formule est primordiale  parce qu’elle nous entraîne au-delà du monde des apparences. Elle nous place au cœur même de la voie initiatique dans la mesure où elle formule de manière à la fois percutante et ramassée l’une des finalités essentielles de la quête initiatique, c’est à dire la recherche du vrai, et le moyen de le transmettre, en évitant de se tromper. Dans un monde où l’on fait souvent dire aux mots n’importe quoi, parce qu’on les assimile justement à des idées, la transmission initiatique doit permettre, s’il se peut, l’approche d’une vérité à l’intérieur de laquelle il ne devrait plus être possible de se payer de mots. Le mot, alors, ne voilera plus, mais, image du L\, il sera en parfait accord avec ce qu’il voudra signifier. Alors le mot deviendra transparent. Il nous permettra de bien comprendre ce que nous aurons à transmettre.

Alors, peut-on transmettre ce qu’on n’a pas compris ? Et faut-il transmettre ce qu’on n’a pas compris ? Je conclurai en nous recommandant de ne pas trop nous poser cette question. Faisons tout simplement ce que nous avons à faire, et que nous avons choisi librement. La F\ M\ met à notre disposition des moyens éprouvés. Le premier des gardes-fou, c’est la filiation initiatique ininterrompue. Grâce à elle, il est toujours possible de retrouver la parole quand le temps et les circonstance le permettent. Le deuxième garde-fou, c’est le caractère collectif du travail. Il contribue à l’effacement de l’individu devant la fonction et indiquer le but à atteindre, la dissolution de l’ego ou plutôt sa maîtrise, mais aussi un moyen propre pour y parvenir, grâce à la pratique régulière. L’amour propre, « le plus grand des flatteurs », selon la Rochefoucauld et les risques d’égarement qu’il entraîne, aura toutes les chances alors de ne pas nuire à la pureté de la transmission. Le troisième garde-fou, enfin, c’est le langage des symboles, qui autorise la circulation du sens, et sa juste transmission. Cette pratique régulière, collective et rituelle du langage des symboles nous permettra de comprendre et de bien transmettre, puisque ce langage est le seul vrai dans une société initiatique. A l’opposé de la pensée analytique qui isole et qui tue, la pensée symbolique rassemble et fait vivre. Elle donne accès à la connaissance grâce à l’analogie, et nous savons bien que l’analogie est la clé de l’univers. A la différence des techniques scientifiques, analytiques et isolées, la pensée symbolique contribue toujours à l’intégration harmonieuse d’un ensemble complexe. Avec elle, pas de système isolé, pas de phénomène local, tout est relié à tout, donc peu de risque de ne pas comprendre ou de se tromper. Le langage symbolique peut ainsi mouvoir tout à la fois l’esprit, l’affectivité et le corps, ce que la seule formulation intellectuelle abstraite est bien incapable de produire.

La pensée symbolique autorise donc la découverte des domaines inexplorés par la pensée dialectique, en rassemblant les opposés, en même temps qu’elle assure la circulation du sens. C’est donc sa pratique régulière et son intégration par chacun d’entre nous qui sera gage de validité de ce que, dès lors, nous pourrons transmettre, il nous faudra transmettre.

M\ G\


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