GODF Loge : Paganis - Orient de L'Ile Rousse 14/01/2008

Le Sel

Est-ce un hasard si, dès la formation du monde – au sens biblique de la Genèse comme du point de vue scientifique – l’histoire du sel se confond avec l’histoire de l’homme ?

L’eau salée, mer ou océan, est omniprésente sur ce globe informe appelé à devenir notre Terre. Il semble désormais acquis que la vie, sous toutes ses formes, plancton, amibes, cœlacanthes, amphibiens, mammifères, est issue du milieu marin. Et que la création de l’homme procède d’un Dieu tout-puissant, d’un Grand Architecte de l’Univers ou de la fusion d’atomes d’oxygène, d’hydrogène, de carbone, le fait est que le sel qui entre dans la composition chimique du corps humain est indispensable à sa vie.

Le point de vue de l’Histoire :

Cette exigence est tellement prégnante que la mémoire la plus reculée témoigne de l’importance du sel. L’homo sapiens ayant vraisemblablement observé le comportement d’animaux qui léchaient des roches salines, la consommation du sel est aussi vieille que l’histoire du monde et son exploitation remonterait à l’âge du Bronze. À l’évidence, l’homme assimile très tôt que le sel donne meilleur goût à ses aliments, mais surtout qu’il permet la cicatrisation des blessures, la conservation des viandes et qu’il participe au tannage des peaux devenues vêtements. Le sel devient ainsi symbole d’incorruptibilité. C’est là que la symbolique rejoint l’histoire.

Les premières extractions de sel sont attestées en Chine aux alentours de 9000 ans avant notre Ère. Le plus ancien site connu en Europe, qui remonte à    moins 5800 ans, a été découvert à Moriez dans le sud des Alpes de Haute-Provence, où la toponymie de Salaou confirme la présence de ce minéral.

Parce qu’il a épuisées toutes les ressources de son environnement proche, l’homme cueilleur de la protohistoire devient pasteur avec le début de l’ère néolithique. Nomade, il ne dispose que du sel pour conserver les aliments lors de ses migrations.

Si bien que les caravanes vont tracer des routes du sel, comme d’autres traceront une route de la soie, une route des épices ou la route des Indes. Le sel devient indispensable. Une nécessité qui lui donne une haute valeur marchande. À tel point que la solde du légionnaire romain sera payée en partie en sel. Ce salarium qui a donné naissance au mot salaire.

Comme nous en sommes à l’explication de texte, allons-y de notre cours d’étymologie ; puisque j’ai cru comprendre qu’elle était un préliminaire obligé à tout tracé supposé intelligent !…

Le terme άλς, αλός, als, alos, désigne en grec ancien, à la fois la mer et le sel ; de même que le mot sanskrit salila sur lequel il est formé. De ce mot dérivent les vocables modernes θάλασσα, Thalassa, la mer et αλάτι, alati, le sel. Άλς nous est resté dans la racine du mot alun, mais est inversé dans le latin sous la forme de sal, salis qui deviendra notre sel et qui, curieusement rappelle le salila sanskrit originel. Ce sel que nous retrouvons dans les différentes toponymies, de Salins de Giraud à Salzbourg, de Salariu à Salt Lake City, de Lons-le Saunier à Soultzbach, de Salers à Salisbury…

Le sel devient un outil du pouvoir. Dès l’Antiquité, les Légions romaines répandaient force quantité de sel sur les territoires difficiles à conquérir, rendant stérile le sol, impropre à la culture et à l’alimentation des peuples à soumettre.

Le sel condiment est également monnaie d’échange. Marco Polo rapporte dans ses "Mémoires" que les Mongols « à titre d’espèces plus petites, […]  font cuire du sel dans des moules en forme de pain d’environ une livre. Quatre-vingts de ces pains se troquent contre […] cinq grammes de l’or le plus fin. »

Au Moyen-Âge, en France, Louis IX s’apprêtant à participer à la Septième Croisade, institue en 1246 une taxe provisoire sur le sel pour financer la location de bateaux auprès des cités de Gènes et de Marseille. Elle est reprise en 1286 par Philippe IV le Bel. La gabelle est définitivement instaurée en 1341 par Philippe VI de Valois. Le sel, représentant la plus importante ressource du fisc royal, devient, trois ans plus tard, un monopole d’État. Cet impôt sera à l’origine de plusieurs émeutes, dont Mandrin reste l’un des héros célèbres.

En 1492, au moment où Christophe Colomb aborde au Nouveau-Monde, l’Office de Saint-Georges pour le compte de la Sérénissime République de Gènes, achève à Calvi la construction de la Tour du Sel, entrepôt et poste de guet. À la veille de la Révolution, la France compte près de quatre cents greniers à sel, à la fois magasins et tribunaux.

Abolie par la Constituante en 1790, rétablie par Napoléon 1er en 1806, la gabelle ne disparaît du droit français qu’en 1946.

Le sel dans les religions :

Il n’est donc pas étonnant que le sel ait nourri tant de passions, donné naissance à des dictons et coutumes populaires, fait le lit de légendes et superstitions, alimenté tant de pratiques religieuses. Son symbolisme le rend universel. Restons en Corse, pour constater que l’une des pratiques les plus célèbre est l’ "Ochju", ce rite qui ne se transmet que de mère en fille la nuit de Noël (la Saint-Jean d’Hiver) supposé délivrer du mauvais œil et qui consiste à répandre quelques pincées de sel dans de l’eau et de l’huile selon un cérémonial initiatique. Comme la pincée de sel jetée par-dessus l’épaule gauche est censée éloigner le mauvais sort…

Dans la tradition hébraïque, le sel accompagne toujours les aliments présentés en offrande. Dans une seule petite phrase, au verset 13, chapitre 2 de la Parashat Vayiqra, l’équivalent du Lévitique chrétien, l'exigence est répétée trois fois : « Tu mettras du sel sur toutes tes offrandes, tu ne laisseras point ton offrande manquer de sel, signe de l’alliance de ton Dieu ; sur toutes tes offrandes tu mettras du sel. » Cette obligation est tellement importante qu’elle fait partie des 613 mitzvot, les commandements de la Torah.

Parce qu’il s’oppose à la corruption de la chair, le sel répond à la question angoissante de l’immortalité. Les Celtes plaçaient sur le corps du défunt un plateau sur lequel brûlait une bougie enfoncée dans du sel, en gage de sa résurrection. Il participe à la quête d’éternité, comme lien spirituel, alliance entre l’homme et son créateur. Ainsi, juste avant la destruction de Sodome et Gomorrhe, Dieu ordonne-t’il à Loth de quitter la ville avec les siens, sans se retourner. La femme de Loth qui jette un regard douloureux sur son passé est changée en statue de sel. Parce que ce regard témoignait de son attachement à la matière plus qu’à l’esprit.

Comme le feu, l’esprit du sel purifie la nature. Au second Livre des Rois, chapitre 2, Élisée assainit les eaux de la fontaine de Jéricho en y jetant une poignée de sel. C’est ce même principe de purification que l’on retrouve dans l’eau et le sel du baptême catholique.

Comprenons bien les deux notions d’alliance et de purification comme un ensemble interactif.

Voici l’homme, esprit déchu d’Éden devenu matière putride, purifié par le sel, qui fait alliance avec Dieu, esprit pur – et pur esprit –. Voici l’homme. Pour les uns, Buddhā éveillé à la révélation d’une lumière céleste. Pour les autres, homme mis en équation sur une croix, messager accompli d’une lumière intérieure qui le transcende. Voici l’Homme. Ecce Homo. Le Fils, devenu de même substance que son Père créateur éternel, y gagne son incorruptibilité.   

Là est le socle majeur de la spiritualité. C’est ce qu’exprime l’Évangile selon Matthieu, chapitre 5, verset 13, lorsque le prophète dit à ses disciples « vous êtes le sel de la terre, vous êtes la lumière du monde »

Hermétisme :

Ceci nous amène directement au symbolisme hermétique. En effet, avant d’aller plus loin, je dois faire un détour par les sciences occultes. Très brièvement. Parce qu’un seul des thèmes relatifs au sel, abordé par l’alchimie peut donner lieu à plusieurs ouvrages. Mais ce détour n’est pas vain puisqu’il nous invite au symbolisme et introduit une méthode de réflexion.

En chimie, succinctement, le sel résulte du mélange d’un principe acide, chlorhydrique, sulfurique et d’un élément basique, soude, potasse. Fusion d’un ou plusieurs ions positifs et d’un ou plusieurs électrons négatifs, il est déclaré neutre.

Pour les alchimistes, le sel n’est pas seulement un élément neutre, il est surtout un principe d’équilibre.

Pour rester intelligible par tous, je vais m’en remettre à Oswald Wirth. En résumé, l’existence « de toute pensée et de toute vie » se manifeste par la conjonction de trois principes : une lumière extérieure qui pénètre la vie et que les alchimistes nomment le Mercure et l’activité d’un foyer interne entretenu par ce qu’ils appellent le Soufre. « Le Mercure  fait donc allusion à ce qui entre et le Soufre à ce qui sort ; mais entrée et sortie supposent un contenant stable, lequel correspond ce qui reste, autrement dit au SEL»
Oswald Wirth transcrit fidèlement les enseignements tirés d’un ouvrage daté par son auteur du "mercredy 20 de may 1640" et intitulé "Explication très curieuse des enigmes & figures hierogliphiques, physiques, qui sont au grand portail de l'eglise cathedrale & Metropolitaine de Nostre-Dame de Paris. Par le Sieur Esprit Gobineau de Montluisant Gentilhomme Chartrain, ami de la philosophie naturelle & alchimique & d'autres philosophes très-anciens."
En voici un extrait. « L’Âme et l’Esprit unis, comme une seule et mesme essence […] ne nous deviennent sensibles, que par le lien indivisible qui les attache l'un à l'autre :  ce lien qu'on nomme sel, est l'effet de leur union […] Ce Sel est celui de la Sapience, c'est-à-dire la copule et le ligament du feu et de l'eau, du chaud et de l'humide en parfaite Homogeneité, et qui est le troisième principe. » Le sieur de Montluisant distingue ensuite le Sel Céleste « principe principiant », du Sel de nature « corps visible et tangible » nommé « Sel Alkali, Sel Ammoniac, [ou] Salpêtre des Philosophes » et le Sel spirituel, « seule et unique matière dont se faict la Pierre des Philosophes ».
En somme, pour synthétiser les interprétations ésotériques, le sel cristallise (sans jeu de mots) intérieur et extérieur, masculin et féminin, positif et négatif, chaud et froid, humide et sec, le Bien et le Mal, les dalles blanches et les dalles noires, l’ombre et la lumière. Et, comme l’indique le symbole du sel des alchimistes, un cercle Ө coupé par un diamètre horizontal, il représente ce qui est en haut et ce qui est en bas.

La Franc-Maçonnerie :

Ce dernier paragraphe a pour nous une résonance particulière.

Est-ce un hasard si, dès l’initiation, le symbole du sel se confond avec notre cheminement en Franc-Maçonnerie ?

Dans le silence du Cabinet de Réflexion, le profane est mis en présence de ces trois éléments positif, négatif et neutre : le mercure, de nature passive et féminine qui représente l’énergie créatrice, le soufre, principe actif et masculin, qui symbolise l’âme et le sel neutre, à la fois Yin et Yang, qui figure le corps. Je doute toutefois – mais j’en attends le démenti – que malgré toute la Vigilance et toute la Persévérance que lui suggèrent ces mots inscrits sur les murs du réduit, le profane parvienne à déchiffrer le message de ces symboles.

Il lui faudra bien des questionnements avant d’assimiler le Cabinet de Réflexion au centre de la Terre où repose, "occultum lapidem", le sel symbolique.

Apprenti, il lui faudra bien des détours avant de percevoir que l’eau lustrale le purifie à l’instar du sel. Lavé sans relâche jusqu’à être débarrassé de ses impuretés, de ses imperfections.

Plus tard, devenu Maître de soi et de son art, il aura finalement appris que le sel dissout dans l’eau ne se détruit pas. L’homme dissout dans sa démarche maçonnique ne se perd pas. Comme le sel, il accomplit inéluctablement le cycle permanent des transmutations, "solve – coagula", pour renaître, cristallisé, à une nouvelle existence, identique et différent.

Conclusion :

Vénérable Maître, mes Frères j’avais gravé une autre fin pour cette planche. Qui vous parlait, sur un ton léger, d’Agapes, déclinées sur le thème du sel, de salaisons saumâtres, de salades, de saumons en saumure, de saucissons et bien sûr de blagues salaces et d’addition salée.

Un douloureux événement personnel récent m’a contraint à modifier ma conclusion.

J’ai cité au début de mon exposé un verset de l’Évangile selon Matthieu. Sans aucune connotation religieuse, parce que c’est à vous, Maçons, libres de croire ou de ne pas croire, que je le destine.

Francs-Maçons, souvenez-vous qu’à toute heure,
"vous êtes le sel de la terre."

À toute heure conservez ce grain d’humilité qui vous lie à ce qui est en bas. Mais aussi, à toute heure, osez savoir. Pour apporter à l’humanité ce grain d’esprit qui peut relever l’insipidité du quotidien et faire que "se réunissent les hautes valeurs morales."

Francs-Maçons, gardez présent à l’esprit qu’en tout lieu,
"vous êtes la lumière du monde".

En tout lieu cultivez ce germe d’orgueil qui vous conduit vers ce qui est en haut. En tout lieu et surtout à l’extérieur du Temple, élevez-vous afin de préparer "l’avènement d’une humanité meilleure et plus éclairée".

Vénérable Maître, Frères Maçons, surtout ne me voyez pas en donneur de leçons : je ne suis qu’un continuel Apprenti. J’ai encore tant à apprendre de vous. Ma quête se poursuit, avec comme seule récompense l’ambition de gagner honnêtement mon salaire.

C’est si peu de le dire.
Juste un grain de sel.

J’ai dit. 

P\ R\

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