GLDF Loge : Orient de Paris 12/1999


La Pierre Brute

Je vais traiter ce soir de « La Pierre Brute ». Dans un premier, par une réflexion sur ce qu’est la « Pierre » et à quoi elle est destinée dans le monde profane, je vais essayer de comprendre la nature de la « Pierre Brute » à tailler et l’objectif à atteindre par le travail présent et à venir.

L’étude du travail des bâtisseurs sur les pierres me permettra alors de mieux appréhender la métaphore de la « Pierre Brute » dans le cadre du travail en loge et plus particulièrement la nature de ma propre Pierre.

J’ai volontairement souhaité dans ce morceau d’architecture rester le plus proche possible de la matière pour percevoir plus physiquement le travail des outils.

(Etude et sélection de la Pierre Brute dans le monde profane).

Dans le village de mes ancêtres en Corse, les maisons et les chemins sont en Pierre Brutes. Tous ces édifices tiennent solidement depuis quelques siècles aidés par le ciment. Les façades sont inégales. Pour les maisons, on s’est contenté du schiste en profusion localement. Pour combler les trous, on a inséré des lamelles de lauze grossièrement ajustées. Seule la vielle église du village et les tombeaux regroupant des familles ont bénéficié d’un traitement de faveur: les murs sont lisses, les pierres ont été soigneusement taillées, les sols sont presque parfaitement homogènes.

On note ainsi que même si les maisons sont solides, les habitants du village ont ressenti le besoin pour donner plus de solennité à certains bâtiments de tailler des pierres pour les assembler.

Comme partout ailleurs, les bâtisseurs d’habitations ou d’édifices sacrés sont confrontés au choix de la pierre à utiliser qui s’adaptera le mieux au besoin requis. Dans tous les cas de figure, pour la base de l’édifice, on choisira des pierres très solides capables de porter le bâtiment. La base d’un édifice sera faite de blocs taillés. Ensuite suivant l’importance de l’édifice, on choisira des pierres de qualité différentes.

Pour une habitation simple, on se contentera de pierres suffisamment friables pour lui donner grossièrement sa place au milieu des autres, le ciment étant de toute façon requis pour faire le liant. Ce plâtre sera réinséré en couches successives lors des multiples travaux de réparation de cette habitation. La solidité du bâtiment sera alors limitée dans le temps.

Pour un édifice plus travaillé, les pierres seront soigneusement choisies. On prendra certes des pierres agréables à regarder (le marbre par exemple), mais surtout suffisamment solides pour résister aux pressions naturelles et suffisamment tendres pour que l’on puisse les travailler pour leur donner leur place au sein de l’édifice. Un bel ensemble sera composé de pierres aux caractéristiques différentes, certaines se prêtant plus à une place dans l’édifice que d’autres: les pierres servant de base ne seront pas forcément les mêmes que celles du toit ou des frontons. Le bâtiment ainsi fini n’aura vu que très peu l’utilisation du ciment et pourra rester des siècles durant sans nécessiter d’intervention pour le réparer ou le restaurer.

Une « société partiellement civilisée, où les vérités essentielles sont entourées d’ombres épaisses, où les préjugés et l’ignorance dominent » peut être comparée à une habitation simple. Ses membres, pierres brutes plus ou moins bien taillées, participent à un édifice qui nécessite sans cesse d’être cimenté, restauré, réparé. Des coups de ciseaux inachevés ou imprécis laissent penser que des pierres sont taillées et résisteront au temps. Elles sont de toute façon trop peu nombreuses pour éviter les constants et incessants rafistolages dus à des trous béants dans l’édifice parce qu’à certains endroits capitaux les pierres n’ont pas été choisies ou n’ont pas été taillées.

Les édifices plus durables où les pierres sont préalablement soigneusement choisies pourront être comparés à un monde idéal que nous espérons bâtir en loge. Dans une société initiatique qui cherche le parfait, les pierres brutes choisies sont étudiées et surtout travaillées avant de prendre leur place dans l’édifice.

Ainsi pour trouver toute sa richesse, une Pierre Brute doit être taillée.

Tailler une Pierre permet de la rendre unique, tout comme les compagnons tailleurs de pierres rendaient uniques chaque Pierres qu’ils taillaient en les signant. La Pierre Brute taillée, sans avoir été uniformisée, trouvera alors sa place au sein d’un édifice pour la beauté de l’ensemble.

Elle sera alors, dans un édifice sacré, un élément nécessaire pour une élévation spirituelle. Les bâtisseurs de pyramides, de temples ou de cathédrales cherchaient tous à symboliser par leurs bâtiments une élévation soit physique vers le ciel, symbole de divin, soit spirituelle en créant un lieu imposant dont le parfait agencement des pierres taillées ne pouvait qu’inspirer la méditation.

Tailler une pierre brute prend alors le sens de l’élévation de l’Homme pour sa propre évolution et pour l’élévation de l’ensemble de ses congénères.

La volonté de passer de l’état de Pierre Brute à l’état de Pierre Taillée sera ainsi motivée, en ce qui me concerne, par l’envie de servir d’exemple par le travail et la discipline, et par l’envie d’aider les autres à suivre un chemin idéal.

(Tailler ma Pierre Brute)

L’étude de l'objectif de tailler des Pierres dans le Monde Profane m'a donné un premier éclairage sur la symbolique de la construction du Temple en loge. Tout comme l’apprenti, qui arrive sur un chantier, voit des maîtres et des compagnons à l’ouvrage, taillant leur Pierre pour la réalisation d’un édifice, l’Apprenti Franc-Maçon, à la vue des Pierres en cours de taille ou taillées, comprend qu’il existe une Pierre Brute qu’il doit travailler.

Sentant que je trouverai difficilement seul la voie d'une certaine sagesse qui me permettrait d'évoluer et d'aider mes proches, j'ai souhaité entrer dans notre loge.

On m'a alors dit que j'étais une Pierre Brute. On m'a dit également m'avoir donné des outils pour que je puisse tailler cette Pierre.

Progressivement la lecture et l'apprentissage du rituel, la discipline et la régularité du travail de la loge, les discussions et le temps donné par mes frères, si différents et pourtant si proches, m'ont fait comprendre que les outils sont omniprésents, portés par chacun des membres de l’atelier, montrant comment les utiliser pour dégrossir les Pierres Brutes, si celle-ci sont prêtes à être taillées. Chacun porte successivement le Maillet et le Ciseau, mais aussi pour les finitions l'Equerre et le Niveau. La présence de la Pierre Brute au Nord-Est de la loge, là où la quatrième colonne du temple fait défaut, parait souligner que cette colonne sera construite par le travail de cette pierre. Ce symbole m'a notamment fait comprendre l'importance cruciale que revêt pour la loge la bonne taille de cette Pierre Brute et donc l'effort que l'atelier fait, pour sa propre construction, en fournissant des outils aux Apprentis.

Deux composantes essentielles dans l'approche de la taille de la Pierre Brute m'ont ainsi frappé : la Pierre et les Frères de la Loge :

Une Pierre Brute en loge ne pourra à mon avis être régulièrement taillée que si elle est suffisamment tendre et prête à être travaillée. Une des étymologies du terme « franc-maçon » retenue dans « La symbolique au grade d'Apprenti » est d'ailleurs « Free-Stone Mason » où « free », qui a communément le sens de « libre », signifie « tendre » associé à « stone ». Le franc-maçon serait donc un maçon de Pierre tendre, lui-même étant une de ces pierres.

Comprendre que la Pierre Brute au sens maçonnique n'est en fait pas qu'un simple morceau du chaos originel, mais une Pierre sur laquelle sont venu se greffer des à priori, des croyances et des certitudes est un stade crucial pour arriver à percevoir le travail à accomplir. Il ne s'agit pas d'accumuler le savoir en engloutissant de nouvelles connaissances sur la symbolique et l'ésotérisme comme je l'ai cru au début, mais bien procéder à l'équivalent du travail de Tabula Rasa proposé par Descartes. La Pierre Brute sera une Pierre suffisamment tendre pour se débarrasser de ses impuretés, mais aussi suffisamment solide pour ne pas s'effriter suite aux coups de ciseaux et de maillets. Il s'agit là d'un profond travail d'humilité, de confiance en ses frères, de silence et d'écoute.

Les outils portés par les Frères de la Loge, c'est à dire leur façon d'agir, leurs mots et leur présence donnent régulièrement une raison de s’interroger et de remettre en question ce qu'on peut considérer comme un acquis. La façon d’agir, le langage et la fraternité des frères permettent à l’Apprenti de comprendre comment et où taper avec son maillet sur son ciseau pour se séparer des préjugés, comment par la rigueur utiliser son équerre pour se discipliner, comment ouvrir correctement son compas, c’est-à-dire son esprit, sans pour autant perdre sa force de caractère.

Le travail de la Pierre Brute est bien en amont de la construction du temple. C’est la discipline du corps et la maîtrise des émotions. C’est la base du travail dans un monde d’initiés.
Deux principales facettes de ma Pierre Brute ont été à travailler au cours de cette première année maçonnique :

Tout d'abord, d'origine méditerranéenne, ma dialectique était jusqu'à présent plus basée sur l'intimidation et la mobilisation de la parole, pour faire passer mes points de vues, que sur l’écoute posée de chacun des arguments de mes interlocuteurs.

Ensuite, la formation que j'ai suivie, qui ne cherchait pas vraiment à favoriser l'humilité et la solidarité, m'a permis de progresser professionnellement, mais m'a laissé sur ma faim en ce qui concerne ma progression d'Homme.

Maîtriser le silence et l’écoute est pour moi un grand travail. Le silence imposé à l’Apprenti en loge, l’égalité entre tous les maîtres aussi bien pour la prise de parole que pour le vote est exemplaire pour la vie profane.

La discipline du corps et la maîtrise des émotions sont une base qu’il ne faut jamais oublier et probablement à laquelle il faut revenir inlassablement. Je suis encore très jeune dans la vie profane et maçonnique mais j’ai le sentiment qu’à tous les degrés et à tous les âges de la vie profane ou maçonnique, il est bon de se rappeler son état d’Apprenti pour continuer à maîtriser ses émotions et discipliner son corps. Il parait primordial toute la vie de maçon de montrer comment tailler les Pierres Brutes en général et de tailler la sienne en particulier.

J’ai dit.


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