GLDF
Loge :  LVDI
05/10/2020

   
Comment tailler ma pierre

1             PREAMBULE : A QUOI TRAVAILLENT LES APPRENTIS ?

Dans le Mémento (page 33) qui leur est adressé, il est écrit que les Apprentis travaillent à dégrossir la pierre brute afin de la dépouiller de ses aspérités et la rapprocher d’une forme en rapport avec sa destination. Cette formule du Mémento est une réponse synthétique complète à la question « comment tailler ma pierre ».

Elle évoque les matériaux de départ de l’Apprenti, son objectif final, les principes qui doivent le guider, et est immédiatement suivie par la liste des outils de l’Apprenti : règle à 24 divisions, maillet et ciseau. Ces deux derniers interviennent directement lors de la taille, là où la règle a une vocation plus générale de mesure et de vérification.

2             LES OUTILS POUR TAILLER LA PIERRE

2.1          DESCRIPTION DES OUTILS

Le maillet est un outil de force : force physique, force de l’esprit, volonté, persévérance, etc.  Il s’agit d’un outil actif qui ne peut agir seul. La force du maillet a impérativement besoin d’être canalisée et guidée pour produire des résultats positifs, sans quoi il ne peut que détruire.

Le ciseau est justement là pour guider la force exercée par le maillet. Par opposition à celui-ci, le ciseau est un symbole de discernement et d’habileté -attributs passifs d’un outil fondamentalement passif- qui ne peut pas non plus créer seul.

Attention néanmoins, la nature passive du ciseau ne peut s’apprécier qu’en opposition à la nature active du maillet, dans une relation duale. En prenant un peu de recul, et en s’extrayant de la dualité maillet/ciseau par l’ajout de la pierre, on peut constater que le ciseau a également une nature active dans cette relation ternaire, qui est dirigée vers la pierre. Le ciseau prend bel et bien une dimension active lorsqu’il vient frapper la pierre pour en éliminer les préjugés et les erreurs.

2.2          LE PARADOXE DE LA PRISE EN MAIN

Il est à noter que le ciseau est tenu par la main faible, alors que le maillet est tenu par la main forte.

C’est paradoxal lorsque l’on connait la répartition des rôles dans les activités mobilisant nos deux mains. Pensons au moment où l’on serre une vis, où l’on ponce du bois, où l’on démonte une roue, où l’on tire au fusil : c’est la main faible qui sert à exercer la force (dans les cas qui précèdent, une force de maintien) tandis que la main forte exerce l’action qui demande le plus de précision. Il est d’ailleurs curieux que l’on appelle « main faible » la main qui exerce de fait la force.

La prise du maillet avec la main destinée à la précision peut nous amener à penser que, même si le maillet est l’outil de force, celui-ci est tellement destructeur qu’il nécessite la précision de la main forte pour être manié sans danger pour la pierre.

Pour l’Apprenti, il vaudrait donc mieux avoir une tenue légèrement trop lâche du ciseau plutôt qu’une prise en main trop forte du maillet. Contrôler sa volonté, sa réflexion, son raisonnement est une nécessité absolue, avant même de les affiner.

3             COMMENT TRAVAILLE-T-ON LA PIERRE

Disposer des bons outils et savoir s’en servir sont des conditions nécessaires mais pas suffisantes afin d’entamer le travail de la pierre.

3.1          LA PREPARATION

Il convient de préparer les matériaux, le tailleur et son environnement.

3.1.1      Généralités

Le travail de la pierre commence avant même l’acquisition de celle-ci. Il convient d’en choisir une ayant des propriétés (durabilité, malléabilité, etc.) conformes non seulement avec l’objectif du travail, mais également avec les outils et les capacités du tailleur.

Cette pierre doit impérativement être plus grande que le résultat attendu, puisque l’on ne taille qu’en retirant de la matière. Dans le cas de l’Apprenti, il pourra s’agir de ses présupposés, ou des dispositions d’esprit qui l’empêchent de travailler sérieusement.

Le troisième critère de sélection est la surface de la pierre : il convient d’en rechercher les imperfections, qui ne seront pas toutes transformables sans risque.

Une fois la pierre choisie, il faut préparer son environnement de travail, non seulement en ce qui concerne la pierre (par exemple, en la callant dans le sable pour permettre un travail précis) mais aussi en ce qui concerne le tailleur.

Celui-ci doit se protéger les yeux, les mains et toute chaire exposée. C’est là qu’entrent en jeu gants et tablier. Mais, fait intéressant, dans certains cas, il est de coutume de se protéger particulièrement la bouche des éclats. On peut dresser un parallèle amusant entre cette protection de la bouche, qui entrave mécaniquement la parole, et le silence attendu de l’Apprenti. Finalement, ce silence est-il voulu pour lui-même, ou bien n’est-il qu’une conséquence périphérique et indirecte d’un impératif plus profond, comme dans le contexte opératif ?

Dans le travail de la pierre qui nous intéresse, l’environnement peut être préparé de bien des manières. Par exemple en s’isolant quelques minutes avant de plancher. En laissant ses métaux à la porte du temple. En respectant le rituel. L’ensemble de ces actes créent un cadre favorable sans lequel le travail de la pierre serait extrêmement difficile.

3.1.2      Préparation spécifique à la pierre brute

Comme l’écrit Jean-Claude MONDET dans La Première lettre (page 120), le dégrossissage de la pierre brute nécessite une préparation spécifique de l’environnement, qui est le choix d’un lieu particulier : la carrière.

C’est directement dans la carrière que l’Apprenti dégrossit sa pierre et cela pour plusieurs raisons. D’abord parce qu’il serait contreproductif de transporter de la matière inutile voire nuisible -tels que nos préjugés- jusqu’au temple, matière qu’il faudrait de surcroit évacuer après qu’elle ait été retirée. Ensuite parce que le dégrossissage est un travail rustique qui génère beaucoup de nuisance, notamment du bruit, peu propice aux travaux plus précis et à l’édification du temple lui-même.

3.2          LE TRAVAIL

Une fois l’environnement préparé, le travail de la pierre commence.

3.2.1      Tailler de l’extérieur vers l’intérieur

Comme nous l’avons vu précédemment, le tailleur va commencer par saisir le maillet de sa main forte, pour plus de précision.

Il va tailler la pierre toujours de l’extérieur vers l’intérieur. Mécaniquement, il s’agit de ne pas briser la pierre en frappant vers l’extérieur. Pour l’Apprenti, c’est une invitation à travailler sur lui, à toujours exercer une action vers le centre. A descendre en lui.

Cette pratique opérative, dont il y a peu à dire en apparence, raisonne particulièrement aux oreilles de l’Apprenti pour qui le cabinet de réflexion est encore proche. Aller de l’extérieur vers l’intérieur, descendre, se concentrer, n’est-ce pas là cohérent avec l’invitation constituée par la formule VITRIOL ?

L’Apprenti a à chercher des éléments de réponse en lui et à rectifier ces éléments, avec les outils qu’il apprendra à employer. La connaissance des méthodes vient de l’extérieur de l’Apprenti. La matière brute quant à elle, réside à l’intérieur.

3.2.2      Respecter la réalité de la pierre

Pour éviter d’abîmer la pierre, on cherche à tailler en prenant un angle de moins de 45°, à s’adapter aux imperfections et aux fêlures plutôt qu’à les éliminer, et on suit au mieux les lignes du lit de la pierre. L’Apprenti doit aussi prendre ces précautions, qui consistent principalement à ne pas tailler l’idée que l’on se fait d’une pierre plutôt que la pierre elle-même. On taille une pierre réelle, avec sa constitution propre. On exerce une volonté sur une pierre qui existe, on n’invente pas une pierre dont on maîtriserait la forme et les imperfections en les niant.

Cette erreur, que l’on pourrait appeler « l’erreur du plan sur tableau noir » guète toute activité spéculative : conception de plan militaire, de stratégie économique, de doctrine politique, etc. Le plan peut être le plus logique et implacable du monde, s’il frappe la réalité de manière trop anguleuse ou s’il la nie, il ne sera pas fonctionnel. C’est en voulant tailler à plus de 45° que des hommes ont déclaré la guerre au monde en ne tenant que deux pays d’Europe centrale. Que d’autres ont établi une doctrine économique prétendument « scientifique » qui déclenchera les pires famines. Que certains, aujourd’hui, représentent fièrement la société par de somptueux modèles mathématiques, définis sur des tableaux d’université et représentés par de belles courbes générées par procédé informatique.

L’Apprenti, de par sa vocation à travailler sur lui-même, doit impérativement se garder de ces errements, sans quoi il risquerait de se briser lui-même. Il doit sans cesse revenir à la réalité de sa pierre, et ne pas hésiter à se faire conseiller dans son travail.

3.2.3      Polir la pierre

Pour finir, l’étape finale consiste à polir la pierre. Néanmoins, d’un point de vue mécanique, différencier cette étape est contestable : polir n’est-il pas tailler, mais à un niveau beaucoup plus fin ? N’est-on pas déjà en train de polir -grossièrement- la pierre brute, depuis l’origine ?

4             QUELLE PIERRE TAILLER ET POURQUOI

Nous avons vu ce que pouvait être le travail générique de la pierre, de n’importe quelle pierre taillée dans n’importe quel but. Cette vision générique n’apporte que des réponses très partielles, car elle passe sous silence le fait que l’on taille différemment selon le but du travail. En outre, elle ne répond pas à la question posée, qui est « comment tailler sa pierre », la sienne, cette pierre singulière.

4.1          L’IMPOSSIBILITE DE CHOISIR SA PIERRE

On dit à l’Apprenti qu’il va devoir tailler « sa » pierre brute. Pierre qu’il incarne en quelque sorte. On lui dit que ce travail est nécessaire pour diverses raisons : pour se rectifier et progresser lui-même. Pour s’intégrer au mieux au temple. Pour s’intégrer au mieux à son environnement immédiat. Pour s’intégrer enfin au mieux à l’humanité, et la faire progresser.

Ce contexte fait que l’Apprenti n’a pas le luxe de la majorité des tailleurs : lui ne peut pas choisir sa pierre. Il va devoir accepter celle dont il dispose, ce qui lui imposera des contraintes très différentes de celles de ses frères.

Cette impossibilité fondamentale de choisir la pierre éclaire le rapport au monde de l’Apprenti, qui sera le Pouvoir avant d’être le Vouloir. La pierre s’impose à sa volonté, qu’elle contraint. C’est uniquement dans les limites fixées par la pierre elle-même que pourra s’exercer la volonté de l’Apprenti, dont la première tâche sera d’imaginer une destination pour sa pierre compatible avec les propriétés de celle-ci.

4.2          LA DESTINATION DE LA PIERRE

4.2.1      Déterminer la destination

Déterminer la destination de la pierre fait partie intégrante du travail de taille. Par opposition à l’impossibilité de choisir sa pierre, qui force l’Apprenti à se définir par son Pouvoir, déterminer la destination lui permettra d’exercer son Vouloir.

Que souhaites faire l’Apprenti de sa pierre, dans les limites fixées par celle-ci ?

-              deviendra-t-elle une pierre d’angle, donnant de la force à l’édifice ?

-              deviendra-telle un arc-boutant, inutile seul mais indispensable à l’ensemble, et disposé par sagesse pour augmenter la solidité tout en diminuant la quantité de matière ?

-              deviendra-telle une pierre d’ornement, participant à la beauté de l’œuvre ?

Peut-être que l’objectif de l’Apprenti sera d’atteindre un équilibre entre ces différentes voies.

Pour se déterminer, l’Apprenti peut compter sur un premier exemple accessible à son regard : la pierre cubique. Il est encore loin de cette pierre, mais il sait que le résultat final pourra prendre cette forme. C’est assez pour commencer à dégrossir. Il ne faudrait d’ailleurs pas dégrossir trop vite, puisque n’ayant encore aucune vision d’ensemble, l’Apprenti ne peut pas vraiment arrêter de destination définitive : peut-être que l’objectif final est plus proche de sa pierre brute qu’il ne le croit, et que trop tailler détruirait des options de manière définitive.

Hélas, le premier modèle offert par la pierre cubique n’est que d’une aide partielle. L’Apprenti va devoir tailler sa pierre certes pour elle-même, mais également pour qu’elle s’intègre à un ensemble. Pire, elle devra même s’intégrer harmonieusement à plusieurs ensembles hétérogènes.

4.2.2      Atteindre la destination

Ce travail qui semble impossible n’est en vérité que très difficile : il existe nécessairement des teintes, des formes et des angles, communs à la fois à la pierre brute de l’Apprenti, aux pierres constitutives du temple, et à celles de la société en général. En mathématique, il s’agit d’un problème d’optimisation combinatoire : il serait très facile à l’Apprenti de trouver la bonne solution en les testant toutes, mais il lui faudrait plusieurs vies pour cela.

Pour résoudre ce problème, l’Apprenti doit en dépasser le cadre. Il peut pour cela compter sur l’appui de ses frères, qui est une aide indispensable au travail.

D’ailleurs, quand bien même l’Apprenti bénéficierait d’un don inné l’autorisant à se passer de l’aide de ses frères et de l’accumulation de sagesse constituée par la Tradition, il lui serait impossible de tailler sa pierre seul, puisqu’il ne peut pas savoir à l’avance les caractéristiques de l’ensemble des pierres du temple, qui de surcroit, a un caractère fluctuant.

D’autant que, comme nous l’avons vu précédemment, l’Apprenti est pour le moment entrain de dégrossir sa pierre dans la carrière. Il est donc très loin de pouvoir ne serait-ce qu’imaginer la vue d’ensemble de l’œuvre dans laquelle s’intègrera son travail.

L’Apprenti doit donc commencer à tailler sa pierre dans une démarche collective, non seulement pour apprendre le métier, mais également pour être en mesure de se dessiner un objectif, dont les contours évoluent sans cesse et dépendent nécessairement du travail déjà effectué par ses frères.

5             CONCLUSION : UNE DEMARCHE COLLECTIVE ET PERSONNELLE

Pour conclure, rappelons que même si la démarche est collective, le travail de l’Apprenti a nécessairement une composante individuelle forte. Ce cheminement personnel est palpable lors de l’initiation, durant laquelle l’Apprenti est invité à son premier travail.  On lui désigne les outils, on lui montre le geste, puis on lui dit de frapper trois fois la pierre brute, en prenant garde de ne pas l’abimer. S’il est observateur, l’Apprenti remarquera une pierre cubique sur sa droite, pouvant être prise en modèle. Mais nulle autre consigne n’est donnée. C’est l’Apprenti qui prend personnellement l’initiative, en pleine responsabilité, de frapper la pierre, commençant ainsi son travail.

Le travail de la pierre brute par l’Apprenti est un cheminement qui le verra employer le maillet et le ciseau, symboles de volonté, de persévérance, d’habileté et de discernement. Ce cheminement impliquera un travail de réflexion sur les conditions du travail (lieu imposé, la carrière ; matériaux imposés, la pierre brute) et sur la destination finale de la pierre, qui pourrait tout aussi bien être une pierre d’angle forte, un arcboutant sage ou une belle pierre d’ornement.


A\ P\

3004-N
L'EDIFICE  -  contact@ledifice.net \