Obédience : NC Loge : Etoile et Croissant - Orient de LUNEL Date : NC

 

Le tablier

Me voila aux prises avec la redoutable tache, moi l'initié de fraiche date, de realiser ma premiére planche symbolique. Laissez-moi d'abord vous entretenir du choix de mon sujet, le tablier, lequel pourra paraitre aux freres plus avances a la fois simple et ambitieux.

Une des premieres impressions que j'ai eu du travail en atelier est celle de la liberté de parole en meme temps que du respect de l'orateur. Vous comprenez que c'est vers le maillet que je pensais d' abord diriger ma premiere reflexion, tant celui-ci symbolisait pour moi la justice et les valeurs citees plus haut. Sans doute par deformation professionnelle je suis sensible a cette qualite de comportement, que j'essaie avec plus ou moins de reussite d'inculquer a mes eleves, sans le maillet bien sur! Mais sagement le frere Second Surveillant m'a conseille de traiter d'un symbole plus accessible au grade d'apprenti.

Me rappelant les premieres tenues auxquelles j'ai participe, j'ai constate qu'une phrase de cloture prononcee par le venerable revenait sans cesse a mon esprit: " De longs et penibles efforts seront encore necessaires pour degrossir la pierre brute ". D'ou l'idee de traiter precisement de la pierre brute, mais la c'est moi qui ait vite renonce, car je pense manquer de matiere interessante pour discuter de ce sujet.

Mais un declic s'etait produit: l'idee de travail, au coeur de la pratique maconnique, et sur laquelle notre societe a fonde une partie de ses fondements, revient aussi dans ce que recoit l'initie des qu'on lui ote le bandeau, quand lui est remis son tablier. Mon interet pour cette matiere m'a donc fait choisir cette planche.

Le tablier est en effet l'embleme du travail. Il protege contre les risques du travail, heritage de la maconnerie operative, et son caractere uniforme permet la reconnaissance et l'integration dans la communaute de travail. La bavette du tablier de l'apprenti est relevee pour lui eviter les consequences de ses maladresses. Dans la maconnerie speculative qui nous reunit, en couvrant la partie inferieure du corps, il symbolise que le travail qui nous attend mobilisera notre mental. Nous devrons nous liberer des pulsions passionnelles pour atteindre la veritable serenite de l'esprit. Ce que nous appelons "travail" en maconnerie, malgre le vocabulaire garde de nos origines artisanales, n'est en rien ce que ce mot signifie dans le langage courant, ce sera le theme principal de ma reflexion.

Selon la Bible le travail est le chatiment divin subi par Adam et Eve apres qu'il eurent commis le peche originel et furent chasses du paradis terrestre : " Tu gagneras ton pain a la sueur de ton front ". C' est pourquoi dans les societes antiques, et malheureusement parfois de nos jours, seuls les esclaves subissaient cette condamnation. Les classes dirigeantes privilegiees s'arrogeaient le droit de consommer le fruit du travail des classes productives, et le prestige social etait lie au droit hereditaire de "non-travail", comme dans la societe francaise d'Ancien Regime. D'ailleurs le mot travail lui-meme tire son origine d'un ancien supplice, le tripalium, signe de son caractere contraignant et douloureux.

Le Siecle des Lumieres dont nous sommes un des heritiers, les revolutions politiques avec en premier lieu celle de France en 1789, et la societe industrielle sont venus demolir cet ordre suranne. Le travail pour tous ceux qui en ont les capacites physiques et intellectuelles, sans aucune consideration de naissance, est devenu a la fois le moyen habituel de se procurer les revenus necessaires a la satisfaction des besoins materiels sans cesse plus importants, et le gage du lien social par les contributions apportees a la production et les relations humaines qu'il permet. Si le travail peut etre parfois penible, du moins il relie l'individu a la societe des hommes " La vie n'est rien, la mort n'est rien, seul le Travail feconde l'une et anoblit l'autre ", ai-je lu dans un ouvrage du Frere Plantagenet.

Ainsi donc le travail pour tous serait regenerateur.

Mais ce n'est pas ainsi que notre societe fonctionne aujourd'hui. Paradoxalement, le travail "manque", et c'est un malheur pour ceux qui en sont prives. Pourtant l'abondance de biens que nous connaissons, au moins dans notre pays, devrait nous permettre de nous liberer du travail servitude, avilissant, uniquement tourne vers la satisfaction d'un bien-etre materiel dont l'horizon s'eloigne au fur et a mesure que certains pensent l'atteindre. Le progres technique, aujourd'hui la diffusion massive du micro-processeur, devraient nous liberer de la servitude souvent liee a ce travail la. La reduction du temps consacre par l'homme a la production, un peu entame quand meme, devrait permettre a tous ceux qui le desirent de participer a cette activite sociale.

Le temps libre augmentant, tous les humains pourraient aborder l' autre "travail", celui dont il est question quand le franc-macon, en l 'occurrence ici l'apprenti, se revet du tablier d'un blanc immacule, comme la tunique de peau dont durent se couvrir Adam et Eve. Blancheur qui signifie la purete des intentions du franc-macon quand il travaille. Les planches que jour apres jour il edifie et presente a ses freres d'atelier, les services que les apprentis rendent aux freres lors des agapes, sont une activite non tournee vers un objectif immediatement concret. Toutes les activites benevoles, toutes les productions materielles et immaterielles non destinees au marche, voila ce qui pourrait a l'avenir constituer l'essentiel de notre travail. L'usage veut que l'on designe cette occupation du meme mot que celui qui designe celle qui consiste a gagner sa vie, alors qu'il s'agit ici du vrai travail aime pour lui-meme, source de joie et non chatiment.

Cette pensee m'anime chaque fois que je ceins mon tablier pour entrer dans notre temple, et j'essaie de garder cet esprit au dehors.

J'ai dit,

VM\


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